Page:Faguet - En lisant Nietzsche, 1904.djvu/160

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cette sorte d’hypnose est à analyser. La morale séduit et fascine parce qu’elle sait « enthousiasmer ». Elle persuade que c’est une cause sainte que la sienne ; elle persuade que cela a la beauté du sacrifice que de se consacrer à elle, et qu’en la servant on oublie et l’on néglige volontairement tous ses intérêts propres ; elle persuade que celui qui la suit est quelque chose entre le héros et le saint ; elle insinue que celui qui l’enseigne, surtout qui la rétablit sur ses bases après qu’elle a été ébranlée, et elle l’est toujours, a sauvé le monde. C’est ainsi qu’elle « paralyse la volonté critique », ou bien qu’elle « l’attire de son côté » et dans son camp ; ou bien encore « qu’elle la fait se retourner contre elle-même, en sorte que la critique, pareille au scorpion, enfonce l’aiguillon dans son propre corps ».

En un mot, la morale est « la Circé des philosophes ». Elle les transforme en animaux inoffensifs pour elle et malheureusement sans utilité pour personne. Elle les fait dévier de leurs routes les plus droites. Elle leur fait fermer ou baisser les yeux devant elle. Ou, s’ils osent la contempler, elle les éblouit de telle manière qu’ils modifient toutes leurs idées par rapport à elle, en considération de ce qu’elle veut et qu’ils les amènent par de savants détours à n’être que ruisselets qui se dirigent vers la morale et qui s’y perdent.