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dormir. Porterai-je un faux témoignage ? Commettrai-je un adultère ? Convoiterai-je la servante de mon prochain ? Tout cela serait contraire au bon sommeil… Honneur et obéissance à l’autorité et même à l’autorité boiteuse ! Ainsi le veut le bon sommeil. Celui qui mène paître ses brebis sur la verte prairie sera toujours pour moi le bon berger. Ainsi le veut le bon sommeil. Je ne veux ni beaucoup d’honneurs ni de grands trésors, cela fait trop de bile. Mais on dort mal sans un bon renom et un petit trésor. Je prends grand plaisir aussi aux pauvres d’esprit : ils accélèrent le sommeil. Ils sont bienfaisants surtout quand on leur donne toujours raison. Ainsi s’écoule le jour pour les vertueux. Quand vient la nuit, je me garde bien d’appeler le sommeil. Il ne veut pas être appelé, lui qui est le maître des vertus ! Mais je pense à ce que j’ai fait et pensé dans la journée. Et, ruminant mes pensées, je m’interroge avec la patience d’une vache et je me demande : quelles furent tes dix victoires sur toi-même ? Et quelles furent les dix réconciliations et les dix vérités et les dix éclats de rire dont ton cœur s’est régalé ? En considérant cela, bercé de quarante pensées, soudain le sommeil s’empare de moi, le sommeil que je n’ai point appelé, le maître des vertus. » — Lorsque Zarathoustra entendit ainsi parler le sage, il se mit à rire dans son cœur ;