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du malheur humain « les amuse et les met de bonne humeur ». Dès lors, l’homme, de même que pour se plaire à lui-même, il fait souffrir ses semblables, de même pour plaire aux Dieux, il se fait souffrir, surtout quand il se sent heureux, trop heureux, heureux de manière à inquiéter les Divinités et à leur déplaire.

De la sorte, la guerre au bonheur devient un devoir, et la souffrance volontaire un acte de piété. Et voilà toute la morale primitive. La morale est une succession méthodique de sacrifices dans le sens très précis du mot. On combat un désir, c’est un sacrifice aux Dieux ; on se refuse une jouissance, c’est un sacrifice aux Dieux ; on retranche de son superflu et même de son nécessaire, c’est un sacrifice aux Dieux ; on se martyrise, c’est un sacrifice aux Dieux. La lutte de l’homme contre soi, c’est encore aujourd’hui toute la morale ; c’était encore plus, c’est-à-dire plus précisément, toute la morale aux temps primitifs. — « C’est ainsi que s’est introduite la notion de l’homme moral et craignant Dieu, à savoir l’idée que la vertu consiste dans la souffrance voulue, dans la privation, dans la mortification, non pas, notez-le bien, comme moyen de discipline, de domination de soi, d’aspiration au bonheur personnel ; mais comme une vertu qui dispose favorablement pour la communauté les