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angoisse stomacale jusqu’à la prochaine halte ; je leur indique, au milieu des pierrailles, une petite oseille à feuilles en fer de flèche, le Rumex scutatus ; et prêchant moi-même d’exemple, j’en cueille une bouchée. On rit d’abord de ma proposition. Je laisse rire, et bientôt je les vois tous occupés, à qui mieux mieux, à la cueillette de la précieuse oseille.

Tout en mâchant l’acide feuille, on atteint les hêtres, d’abord larges buissons, isolés, traînant à terre ; bientôt arbres nains, serrés l’un contre l’autre ; enfin troncs vigoureux, forêt épaisse et sombre, dont le sol est un chaos de blocs calcaires. Surchargés en hiver par le poids des neiges, battus toute l’année par les furieux coups d’haleine du mistral, beaucoup sont ébranchés, tordus dans des positions bizarres, ou même couchés à terre. Une heure et plus se passe à traverser la zone boisée, qui, de loin, apparaît sur les flancs du Ventoux comme une ceinture noire. Voici que, de nouveau, les hêtres deviennent buissonnants et clairsemés. Nous avons atteint leur limite supérieure et, au grand soulagement de tous, malgré les feuilles d’oseille, nous avons atteint aussi la halte choisie pour notre déjeuner.

Nous sommes à la fontaine de la Grave, mince filet d’eau reçu au sortir du sol dans une série de longues auges en tronc de hêtre, où les bergers de la montagne viennent faire boire leur troupeau. La température de la source est de 7°, fraîcheur inestimable pour nous, qui sortons des fournaises caniculaires de la plaine. La nappe est étalée sur un charmant tapis de plantes alpines, parmi lesquelles brille la Paronyque à feuilles de serpolet, dont les larges et minces bractées ressemblent à des écailles d’argent. Les vivres sont tirés de leurs sacoches, les bouteilles exhumées de leur couche de foin. Ici, les pièces de résistance, les gigots bourrés d’ail et les piles de pain ; là, les fades poulets,