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RÉCITS DE L’ONCLE PAUL

vous là des meules à broyer paisiblement des racines, ou bien des outils acérés qui découpent les chairs mâchées ?

Louis. — Ce sont bien les dents d’un animal qui se nourrit de proie ; le hérisson et la chauve-souris n’en ont pas de plus aiguës.

Paul. — Pour lever toute espèce de doute, si pareilles dents pouvaient en laisser sur leur sanguinaire travail, je vais vous rapporter quelques expériences faites au sujet du régime alimentaire des taupes. Nous les devons à un savant naturaliste français, Flourens. S’il vous est jamais donné, devenus grands, de lire ses travaux remarquables, vous pourrez apprécier la haute valeur de l’autorité que j’invoque.

Flourens mit dans un tonneau défoncé deux taupes vivantes, et, les croyant herbivores, leur donna pour nourriture des racines, carottes et navets. Comme vous le voyez, l’illustre savant partageait le préjugé reçu, l’idée fausse que Louis vient de nous rappeler. Il fut bientôt détrompé. Le lendemain, les racines se trouvaient intactes ; mais l’une des taupes avait été dévorée par sa compagne : il n’en restait que la peau retournée.

Émile. — L’une des taupes avait mangé l’autre ! Oh ! la féroce bête !

Paul. — Elle s’était repue de son semblable, ce que ne fait peut-être aucune autre espèce d’animal. En dévorant sa compagne, elle avait mangé dans la nuit son propre poids de nourriture ; et cependant, le lendemain matin, elle paraissait inquiète et très affamée. Flourens lui jeta vivant un moineau dont il avait rogné les ailes. La taupe le flaira, tourna autour, en reçut quelques bons coups de bec, puis, se précipitant sur l’oiseau, lui déchira le ventre et agrandit l’ouverture avec les ongles pour plonger la tête au milieu des entrailles fumantes. De son museau pointu, l’horrible bête fouillait la dedans avec les marques de frénétiques délices. En moins de rien, elle eut dévoré la moitié du contenu de la peau, laissée intacte avec ses plumes. Flourens descendit alors au fond du tonneau un verre d’eau complètement plein : il vit la taupe se dresser contre le verre, se cramponner au bord avec ses griffes de devant et boire avec avidité. La soif apaisée, l’animal revint au moineau, en mangea encore un peu, et enfin, pleinement repu, s’assoupit en un coin. Le verre et le reste de l’oiseau furent retirés.