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ma tête contre une des quilles de pierre de taille qui défendent l’entrée de la Promenade-Basse aux charrettes. Je fus étourdi du coup. Je me relevai ivre de rage, prêt à user de mes ongles et de mes dents ; mais Sauvageol, très-expéditif, avait achevé la besogne. De mes quatre ennemis, deux avaient pris la fuite, un grand et un petit. Les deux autres étaient couchés dans la poussière du chemin ; le premier étanchait avec son mouchoir le sang qui coulait de son nez démesurément gonflé ; le second tâchait d’agglutiner la peau d’une énorme entaille au genou droit.

« Et le combat finit faute de combattants.

« Cependant, fripés et poussiéreux comme nous l’étions, il ne fallait pas songer à rentrer au logis. Qu’aurait dit ma mère ? Adrien eût peut-être pu tenter l’épreuve, car ses longs bras et sa force naturelle l’avaient protégé contre toute égratignure ; puis, n’ayant pas été jeté à terre, ses habits n’étaient point trop endommagés. Quant à moi, je me trouvais dans un état à ne pouvoir absolument pas me produire. Non-seulement, dans mes efforts désespérés, ma veste avait craqué aux coudes, et mon pantalon, en un certain endroit, avait été affligé d’une solution de continuité ; mais ma figure souillée de sang, marbrée de coups, affichait tous les ravages d’une lutte récente, acharnée, terrible.

« — Allons à la rivière ! » dis-je à Sauvageol.

« Nous descendîmes à l’Ergue par des ruelles détournées, et, malgré l’air encore assez vif, nous nous mîmes à barboter dans l’eau comme des caniches.

« La poussière et le sang une fois enlevés par les ablutions réitérées, nous battîmes nos habits avec une branche d’osier ; puis Adrien, de l’épingle de sa chemise, ayant assujetti certaines lèvres de mon pantalon qui riaient trop gaillardement, nous gagnâmes la maison l’oreille basse et la mine allongée.

« Ma mère n’eut pas un mot de reproche. Elle s’aperçut bien de tout le désordre de ma toilette ; mais Sauvageol étant encore tout nouveau chez nous, je crois qu’elle ne voulût pas m’humilier devant lui. Le soir seulement, comme je me couchais, elle vint me demander ma veste et mon pantalon pour les raccommoder, et me répéta cette phrase, que je n’avais jamais entendue sans trembler :

« — Prends garde, enfant, ton père arrivera bientôt. »

« Je craignais mon père ; je me souvenais de maintes