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par malheur, mon père, mon impitoyable père, survenait tout à coup.

« Ne pouvant reculer le 10 août jusqu’au bout de l’année, nous l’attendîmes avec une impatience inquiète, nous abstenant de toute expédition lointaine. Nous n’allâmes plus même chez les dames Fangeaud, où Sauvageol me menait chaque jour un peu malgré moi, je l’avoue, car le trouble inexplicable qui m’envahissait en présence de Méniquette m’humiliait et m’empêchait d’éprouver à la voir le même plaisir que mon ami.

« Enfin, le soleil du 10 août se leva ; il était magnifique. Mon oncle Savignac et les parents de Sauvageol, en habits de fête, — le maire avait ceint l’écharpe aux trois couleurs, — arrivèrent de bonne heure à Lodève. Ils étaient suivis du père de Méniquette, qui, jugeant un apprentissage de six mois suffisant, venait chercher sa fille pour la ramener à Octon. À midi, tout ce monde s’assit à notre table. Le dîner fut bruyant ; mais ma gaieté, à moi, se tint dans les bornes d’une stricte complaisance. C’est à peine si les plaisanteries au gros sel dont Antoine Sauvageol et Dominique Ortios, les deux plus fins paysans de la vallée de Salagou, saupoudraient le repas, parvinrent à me dérider une ou deux fois.

« Certainement, mon plus vif sujet de craintes s’était évanoui, car il était évident pour tous que mon père n’arriverait pas ; mais enfin mon oncle Savignac serait témoin de ma honte, entendrait peut-être les rapports du Principal sur mon compte, et en préviendrait très-probablement son frère. Puis, pourquoi ne pas l’avouer, si j’étais un enfant paresseux, querelleur, désordonné, indomptable, j’étais aussi un enfant plein de cœur, et le départ simultané d’Adrien et de Méniquette contribuait plus que tout à me rendre triste. Que deviendrais-je à Lodève sans amis ? Aurais-je désormais le courage d’aller seul à l’Escandorgue, à Gourgas, au ruisseau de la Soulondre ? Et, si je retournais jamais tendre des gluaux en ces endroits pleins de souvenirs rayonnants, que ferais-je des oiseaux capturés, maintenant que Méniquette ne serait plus là pour les recueillir et les aimer ? J’essayais bien de secouer mes lourds ennuis ; mais, en dépit de mes efforts, je restais noyé dans une mer de cruelles appréhensions, de chagrins poignants.

« Pourtant trois heures s’avançaient. Ma mère servit le café, et on se leva de table. À ma grande surprise, je vis mon oncle soucieux : il avait remarqué mon abattement. Mon oncle est un homme froid ; il ne m’avait peut-être pas