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des bandes d’oiseaux. Chardonnerets, linottes, verdiers, boivent, se becquettent, se baignent, s’en vont, reviennent, repartent et reparaissent encore. C’est jusqu’au soir, autour de la mare, des pépiements, des chants, des cris d’amour, des bruits d’ailes.

« Nous arrivions juste au moment propice pour faire une bonne chasse : il allait être midi, heure où les oiseaux, épuisés de fatigue et accablés de chaleur, aiment à folâtrer autour de l’eau. Pour les empêcher de boire, nous nous mîmes à former aux bords de la mare un rempart des grosses pierres abandonnées par d’autres oiseleurs, laissant çà et là comme des petites portes, ou nous affermîmes nos gluaux. Cela fait, nous courûmes nous cacher à trente pas dans un taillis de jeunes châtaigniers, et nous attendîmes, le regard fixe et l’oreille en éveil.

« Je me souviens de l’incroyable contentement que j’éprouvais, couché à côté de mon ami dans cette lande sauvage. Certainement, jamais au Parc, les jours même où j’avais triomphé dans quelque lutte, je n’avais rien senti de pareil. Malgré le soleil qui dardait d’aplomb et me faisait bouillir la cervelle dans la tête, j’avais des tressaillements de joie que je n’étais pas maître de réprimer. L’air de la liberté me grisait !

« — Qu’as-tu donc ? me demanda Sauvageol à voix basse.

« — Rien ; je suis heureux !

« — Reste tranquille, tes mouvements empêchent les oiseaux d’approcher… Oh ! voici une alouette… Chut ! »

« Il disait vrai : une belle alouette huppée, de celles qu’on appelle dans le pays coquillades, était arrivée tout d’un vol aux bords de la mare. Je me raidis comme un pieu, et ne bougeai plus. Cependant rien ne nous assurait que, pour boire, cette pimpante petite bête allât passer par nos portes étroites. L’alouette a une finesse extrême pour deviner les piéges, et des ruses merveilleuses pour les éviter. Certainement c’est de tous les oiseaux le plus difficile à engluer. Tandis que le chardonneret se jette étourdiment sur les gluaux, que le verdier se prend bêtement les ailes en voulant tourner l’obstacle, que la linotte perd la tête et cabriole dans l’eau, les pattes collées au bec ; l’alouette qui a vu le danger, boit en rasant l’eau comme l’hirondelle, et s’en va, jetant à l’oiseleur penaud quelques notes pleines d’une suprême ironie. C’est un des moyens ordinaires dont elle use pour éviter la glu ; mais elle en a de plus spirituels encore, et, cette fois notre alouette mit en œuvre, pour nous échapper, toute une