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Les hommes eux-mêmes, la nuit venue, n’osaient pas sortir de leurs demeures : cet animal farouche était si redoutable dans l’obscurité ! On ne voulait plus s’aventurer isolément pour se rendre aux foires voisines, et ce n’est que par groupes compacts et armés qu’on allait aux marchés. Le commerce souffrait de ces craintes justifiées qui retenaient chez eux les paysans, et empêchaient l’approvisionnement ordinaire des bourgs.

Enfin, cette Bête, on ne savait pas au juste ce qu’elle était ; il y avait probablement en elle quelque chose de surnaturel : elle s’était montrée sous des formes si diverses ! Ne l’avait-on pas aperçue marchant toute dressée sur ses pieds de derrière ?

Ne l’avait-on pas vue écoutant aux portes des fermes isolées ? Ne se jetait-elle pas à la rivière comme un homme qui veut se baigner ? D’aucuns même l’avaient entendue parler !!!

De sorte qu’à travers tous ces récits divers et ces exagérations superstitieuses, le peuple se formait la conception vague d’un monstre terrible, insaisissable et invulnérable, dont les instincts sanguinaires mettaient en défaut et déjouaient sans cesse les efforts et les ruses de l’homme.

Que faisait donc M. Denneval, ou plutôt qu’avait-il fait depuis plus de deux mois qu’il était arrivé dans ce pays ?

Sa conduite était diversement appréciée. M. de Morangiès, dans une lettre du 3 mai, s’exprime ainsi à son sujet : « Je suis trop voué à l’humanité et au patriotisme pour n’être pas sensiblement affecté de la durée de ce cruel fléau, et la chose me paroit trop intéressante pour que je ne me croie pas obligé de dire la vérité sur la conduite de MM. Denneval… Il me suffira de vous assurer que toutes les paroisses du côté de Saugues ainsi que celles de ce canton-ci (Saint-Alban) sont indignées des mauvaises manœuvres de ces chasseurs… Il est rebutant pour un peuple qui ne trouve à vivre que dans un travail journalier d’être employé des jours entiers à des chasses fort éloignées, pénibles et toujours infructueuses par l’absurdité des projets et des mesures de ces Messieurs, qui ont encore l’indécence de ne point payer de leurs personnes, de se refuser à l’exemple qu’ils doivent donner, et de penser plutôt à un gain sordide que tout condamne, qu’à la réussite de leur mission. Le sort de notre malheureux pays se décide au Malzieu, par ces