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rions tous trois amèrement. Je partais… reviendrais-je ? Nul pouvait-il dire dans quelle part du mobilier, les arbitres me jetteraient ?

Malheur, maladie et mort renversent les plans de l’homme, de tous les hommes ; pour l’esclave seul, à ces vicissitudes du sort commun, vient s’ajouter l’arbitraire séparation, et des lieux, et des êtres qui lui sont chers.

J’arrivai. Quel spectacle, quelle dégradation ! Hommes, femmes, enfants, doués d’une intelligence et d’un cœur, rangés à côté des chevaux, des bœufs, des moutons, des porcs ! Sur la même ligne, au mépris de Dieu ! Soumis, tous, gens et bêtes, à la même inspection, à la même évaluation, en dollars et cents ! L’humanité, réduite à l’état de stock ! L’individualité, broyée sous le marteau de la cupidité.

Une fois la valeur fixée, restait le partage. Nous n’avions pas plus de voix en l’affaire, que cet attelage de bœufs ou que ce troupeau de dindons. Un mot du commissaire : liens, amitiés, fiançailles, mariage, paternité, volonté, répulsion ou attrait, tout était brisé. — Ajoutez ceci, dans notre cas spécial : la crainte de tomber aux mains de maître Andrew.

Les esclaves redoutent, par-dessus tout, le planteur intempérant ou cruel. Maître Andrew était l’un et l’autre. Buveur, dissipé ; il avait mangé, du vivant de Captain Anthony déjà, une forte part de son bien. Lui être alloué, c’était faire le premier pas sur l’épouvantable route du Sud. Quelques années ne se passeraient point, selon toute apparence, sans que terres, esclaves,