Page:F.Douglass, Mes années d'esclavage et de liberté, 1883.djvu/21

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Mais je ne les avais jamais aperçus. Ces noms de frère, de sœur, bien qu’entendus souvent, ne me disaient rien. Le sang nous liait, l’esclavage nous faisait étrangers. Initiés aux mystérieuses habitudes du vieux maître, eux, m’examinaient avec une sorte de compassion. — Jouer !… et si pendant ce temps, grand’mère allait partir, me laisser !

Pourtant, sur un signe d’elle, je m’y décidai.

Le dos au mur, témoin de leurs ébats, je ne m’y mêlais pas. Soudain, un des marmots, accourant de la cuisine, s’élança vers moi, criant de sa voix grêle, avec une sorte de joie arrogante :

— Fed ! Fed ! Grand-ma loin !

Impossible ! D’un bond je fus dans la cuisine. Plus de grand’mère !

C’était vrai.


Ai-je besoin d’en dire davantage ?

Le cœur brisé, étendu sur le sol, je pleurai ces larmes amères, dont l’âge mûr n’oublie pas la désolation.

Mon frère me tendit des pêches, mes sœurs les approchèrent de ma bouche, je repoussai tout.

Une sorte de ressentiment se mêlait à ma douleur : Pour la première fois, grand’mère m’avait trompé.