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le pays que l'orifice du canal est quelque part sur la rive qui côtoie la montagne, mais l'étang est vaste et couvert de glaieuls; nul ne sait le point précis où débouche le mystérieux courant.

Le château lui-même est entouré de trois côtés par de larges douves creusées de main d'homme; le quatrième côté seul se trouve naturellement défendu par un précipice sans fond, de trente à quarante pieds de largeur. Sur cet abime s'abaissait le pont-levis, remplacé aujourd'hui par une arche à demeure. Il est à croire que c'est l'existence même de cette crevasse qui détermina l'érec- tion de Goello en ce lien. Le trou règne en effet tout le long de la muraille et s'arrête brusque- ment au bas des deux tours angulaires. A une profondeur de cinquante pieds, les broussailles se mélent et s'enchevêtrent au point de borner complétement la vne, mais le sol est loin encore; une pierre lancée des murailles roule et rebondit entre les deux parois de In fissure pendant un temps considérable. La nuit, lorsque le temps est calme, el que nul bruit ne vient distraire l'o- reille, on entend un vague et lointain retentissement; sans doute quelque torrent qui erre dans les profondeurs du précipice.

On appelle ce fosse le saut de Vertus; il porte comme l'étang le nom des båtards de Bretagne, anciens maitres de Goëllo. Il est célèbre à dix lieues à la ronde, et le sujet de maintes légendes superstitieuses: la plus populaire remonte à une époque fort reculée, et dit en propres termes que tout vilain qui fait le sant reste mort ou revient gentilhomme. En Bretagne, comme ailleurs, les prophètes sont gascons de nature; notre oracle courait peu de chance de mentir en posant cette étrange alternative.

En 1648, le château de Goello, inhabité, restait confié à la garde d'un vieux concierge infirme. La maison de Vertus était sans héritiers måles; ses fiefs tombaient en quenouille dans la per- sonne de Reine de Goello, fille du dernier comte de Vertus. Reine était mineure; le commandeur de Kermel, cadet de Penneloz, avait pris sa tutelle après la mort de son ainé qui, de son vivant, l'avait légalement tenue. Gauthier de Penneloz, devenu par ce décès chef de nom et d'armes, s'était saisi de la tutelle de Reine, comme d'une chose afférente à la succession. Unique représentant désormais d'une famille puissante, et gouvernant, de fait, les domaines de la plus riche héritière de la province, il choisit Rennes pour siége ordinaire de sa residence, et y tint grand état. Le château de Goello n'était visité par lui qu'à de longs intervalles, mais alors une foule de convives arrivaient de tous côtés. Baër, le vieux concierge, qui était un observateur, prétendait que le bon vin et l'excellent gihier de son nouveau maitre n'attiraient pas seuls cette nombreuse compagnie. Baer avait l'oreille paresseuse quand il s'agissail d'entendre un ordre; pour écouter aux portes, il recouvrait une puissance d'ouie, dont nos concierges parisiens semblent avoir directement hérité. En furetant le soir dans les innombrables corridors, sous prétexte de faire sa ronde, il avait en- tendu d'étranges choses, et il priait Dieu dévotement de protéger le dernier reste du sang de Goello, dans la voie périlleuse où s'engageait, tête baissée, M. le commandeur de Kermel.

La dernière fois que s'était éclairée la grande salle du château de Goello, il s'était tenu une importante et mystérieuse assemblée, présidée par Julien, chevalier d'Avaugour, héritier direct des anciens dues souverains de Bretagne. Le lendemain de l'assemblée, tous ses membres se dis- persèrent; quelques jours après, Gauthier de Penneloz lui-même reprit la route de Reunes avec sa pupille. Depuis lors, le vieux Baer seul avait franchi le saut de Vertus.

Vers la fin de mars de cette même année 1648, par une froide et nébuleuse soirée, deux hommes gravissaient la colline vis-à-vis la maîtresse porte du château. La lune, qui se montrait par éclaircies entre les petits nuages opaques et Boconneux parsemant toute l'étendue du ciel, permettait de distinguer leurs costumes: c'étaient deux paysans de la haute Bretagne, portant la veste de tiretaine, semblable à un paletot échancré, la culotte courte de velours et les bas de laine à languettes. Tous deux étaient munis de minces balons de houx, terminés par un nœud ar- rondi: arme terrible dans la main de ces hommes exercés à son maniement depuis l'enfance. Là s'arrêtait l'uniformité. L'un, grand jeune homme aux formes athlétiques, gravissait lourdement la montée à le voir dominer son compagnon de toute la tête, on eut dit qu'il allait le dépasser à chaque enjambée. Il n'en etait rien pourtant. Le pas de ce dernier était vif, souple et gracieux; c'était un homme de trente ans à peu près; sa taille, qu'écrasait la gigantesque stature de son camarade, était en réalité riche et merveilleusement proportionnée; sa figure påle, et d'un mo- dèle plus délicat que n'en offre d'ordinaire le type breton, s'encadrait de rares boucles brunes. Il portait pour coiffure une calotte collante; une ceinture de cuir lui ceignait fortement les reins: tout, dans son costume étroit et dessinant scrupuleusement ses formes, semblait calculé pour of- frir à l'air le moins de résistance possible. C'était le courrier d'Avaugour, Rollan, surnomme Pied-de-Fer, à cause de l'infatigable vélocité de sa marche. Sa réputation était grande dans cette partie de la province; on l'avait vu partir pour Paris chargé d'un message, et revenir quinze