Page:Féval - Les Habits noirs, 1863, Tome II.djvu/215

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Elle garda le silence. Les clairs de son voile laissaient voir ses yeux baissés sur la pâleur de sa joue.

M. Lecoq eut un bon rire.

« Voilà ce qui manque dans cette vieillerie de pièce : la Femme à deux maris ! poursuivit-il. C’est un luron comme moi, établissant une situation carrée ! Eh bien ! quoi ! on ne peut donc pas s’expliquer, au lieu de filer les scènes interminables d’un mélodrame. Cette pièce-là, vous le savez, se joue chaque jour une douzaine de fois à Paris où la bigamie mène en cour d’assises. La cour d’assises a beau faire les gros yeux, elle n’empêche rien, hé ? Plaisanterie à part, la femme a presque toujours de très bonnes raisons ; il lui suffirait de causer la bouche ouverte ; on s’embrasserait et tout serait fini. Êtes-vous de mon avis, Jean-Baptiste ? »

C’était la troisième fois que M. Lecoq employait ce prénom, et rien, dans ses rapports usuels avec le riche banquier, ne l’autorisait à cette familiarité qui, parmi tant de choses faites pour exciter l’étonnement, surprenait Julie au plus haut point.

M. Schwartz ne protestait point. Il restait en quelque sorte écrasé sous l’étrangeté de la situation qui, selon ses pressentiments, allait démasquer bientôt de nouvelles menaces.

Le ton de M. Lecoq réveillait en lui, avec une vivacité singulière, des souvenirs déjà lointains. Il éprouvait, si l’on peut s’exprimer ainsi, dans sa mémoire, la saveur même de ses impressions lors de sa rencontre, sur le quai de l’Orne, avec l’effronté commis voyageur, le 14 juin 1825.

Aussi, tressaillit-il comme si sa propre pensée eût parlé, quand Lecoq, le regardant en face et plongeant ses mains dans les poches de sa robe de chambre, reprit tout à coup :