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Échalot et Similor plaisantaient rarement ; ils venaient de fonder une société dont le but assez vague était de pêcher en eau trouble, au milieu d’un fantastique océan dont ils s’exagéraient sans doute et la richesse et les dangers. C’étaient deux poètes au cœur chaud, à l’imagination naïve, deux fils de l’éternelle forêt de papier mâché qui ombrage le mélodrame, deux sauvages de Paris. Le théâtre leur avait enseigné des sentiments tendres et cette agréable grammaire dont ils faisaient usage, dédaignant la rude et bonne langue du peuple qui va, hélas ! se perdant chaque jour dans je ne sais quel pathos idiot. Nous n’accusons pas le théâtre de leur avoir inoculé le péché de paresse ; mais ils détestaient le travail, et, croyez-moi, quand vous rencontrez dans Paris des âmes sensibles qui ne veulent pas travailler, surveillez leurs mains et protégez vos poches.

Un silence recueilli suivit le pacte conclu.

Tout en parlant, les deux amis s’étaient écartés du bureau. Un bruit sourd et lointain les arrêta dans leur marche.

« La voiture ! dit Similor. Je me lâcherais volontiers une place d’impériale pour ne pas éreinter mes chaussons.

— Saladin aime bien rouler, répliqua Échalot.

— Qu’as-tu en caisse ?

— Vingt sous de goujons.

— Moi, quinze. Trop court. »

La porte d’une maison s’ouvrit derrière eux, et une voix s’écria :

« Voyons ! voyons ! madame Champion ! un peu de vivacité ! Avez-vous le poisson ? Félicité, la lanterne ! Je n’aurai pas mon coin, vous verrez ! »

La porte s’éclaira aux lueurs d’une vaste lanterne à anse que balançait une servante de mauvaise humeur.