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« Quand vous êtes arrivé, poursuivit Bertrand, bavard comme tous les solitaires, les auberges étaient peut-être fermées ? D’ailleurs, il n’y a pas d’affront, l’ami. Dans une heure les cabarets vont ouvrir. »

Ce disant, il posa l’éteignoir sur la mèche de la lanterne. La place resta éclairée par une lueur grise et uniforme. Le brouillard s’épaississait et montait.

Bertrand s’appuya sur sa perche.

« Chaque fois que j’allume ici ou que j’éteins, reprit-il, ça me fait quelque chose. Dans cent ans d’ici, c’est sûr, si je vivais, je me souviendrais de ce que j’ai vu sur ce banc-là. »

Bien souvent déjà le père Bertrand avait débité cette manière de préface qui amenait, d’ordinaire, la question obligée :

« Qu’avez-vous donc vu sur ce banc-là, père Bertrand ? »

Mais le porte-balle n’était pas curieux, selon toute apparence, car il ne fit point de question.

Aussi, le père Bertrand fut-il obligé de s’écrier :

« Ah ! ah ! vous avez bonne envie de savoir ce que j’ai vu, l’homme, pas vrai ? Ça n’est pas un secret. Je peux bien vous le dire, quoique je ne vous connaisse ni d’Eve ni d’Adam, non. Comme quoi l’assassin Maynotte et sa femelle étaient assis là, la nuit du vol : je dis à la place même où vous êtes. Deux beaux brins, quoique ça : l’homme dans les vingt-cinq ans, la femme toute jeune et qui faisait courir les écervelés de la localité, faut être juste. Comme quoi, pour lors, je m’avançai, pensant bien que c’était une machine d’amourette, et que dans ce cas-là le mâle donne la pièce pour pas qu’on parle… Dites donc !… Ah ! ouiche !… qu’il s’agissait d’argent et pas d’amour !… Ils comptaient des billets de banque, qu’il y en avait autant que de pages pour faire un livre, et que l’effrontée ne se gênait pas