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et je suis hardi. Déboutonnons-nous : j’ai peut-être besoin de vous, bonhomme, et je paye comptant. Je suis en fonds. La vente a bien marché ici : j’ai livré avant-hier à M. Bancelle, le plus fort banquier de Caen, une caisse à secret et à défense, nouveau modèle, dont il est amoureux fou. On ne parle que de cela dans la ville. Tous les banquiers de Normandie demanderont des caisses pareilles, et j’aurai un intérêt dans la maison Berthier quand je voudrai. À ma santé ! »

Il but un verre de vin sur sa soupe et poursuivit :

« Pourquoi, parce que je suis le coq hardi, entrant partout, jolie tenue, parole élégante, facilité d’élocution et le reste… Toi, bonhomme, vous êtes la poule, hé ! redingote râpée, bourse plate, timidité du malheur !… Il y a donc deux Schwartz à Caen : je mets toujours le doigt sur la chose du premier coup, vous savez bien… Les Schwartz, c’est comme les Hébreux, ça se contrepousse dans le monde, mais petitement, oui ! Après la carpe, c’est l’Alsacien qui est le plus mou et le plus froid des animaux… Pas de place chez le pâtissier, pas de place chez le commissaire… Alors, voilà mon pauvre bonhomme qui veut partir pour Alençon chercher d’autres Schwartz : c’est bête, hé ! »

Ces choses étaient tristes à entendre ; pourtant, puissance de l’appétit ! notre jeune ami mangeait assez bien en les écoutant. Manger fait boire ; ce généreux Lecoq lui versait du vin pur. Il est vrai que le vin des auberges de Normandie est illustre dans les cinq parties du monde, que nulle part ailleurs on n’en peut déguster d’aussi aigre, d’aussi lourd, d’aussi formellement détestable, qu’aucun chimiste jusqu’à ce jour n’a pu trouver les substances nuisibles qui entrent dans la composition de ce cruel breuvage ; mais, d’une part, ceux qui viennent de Guebwiller ne sont pas difficiles, et,