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commis le crime qui m’est imputé, ne suis-je pas de tout point haïssable !

Je sais qu’il est bien difficile de dire ce qu’on ferait soi-même, dans tel cas donné, à la place d’autrui. À deux points de vue divers, le même objet peut changer de telle sorte qu’on ne le reconnaît plus. Tu te souviens du grand frêne qui était à Chiave, de l’autre côté de Sartène ; la foudre l’avait mutilé ; en venant de Chiave, c’était un débris de bois mort ; en arrivant de Sartène, ses branches vertes et vives le drapaient dans un glorieux manteau de feuillage. Tout est ainsi : la face ne ressemble pas au profil, et notre voisine, Mme Schwartz, ne passerait pas pour louche, si elle voulait ne montrer à la fois qu’un de ses yeux.

Tu vois, je plaisante. C’est pour te dire que le juge d’instruction est doux et bienveillant à mon égard. Tu seras bien aise d’apprendre son nom, car il n’y a pas au Palais de conseiller plus probe et plus digne ; je suis entre les mains de M. Roland, le frère du président, un homme pieux et doux que les pauvres connaissent.

Mais voilà mon malheur, et je crois, malgré mon ignorance, que c’est la maladie même de notre loi française. Un crime commis suppose nécessairement un coupable, et M. Roland a pour mission de trouver le coupable. Chacun tient à honneur de remplir la mission qui lui est confiée. Les petits enfants qui jouaient sur la place, devant notre magasin, avaient un mot qui me fait souvent réfléchir maintenant. Ils disaient de celui qui ne mettait aucune bille dans la fossette, qu’il faisait chou-blanc. Et quels rires !

On est enfant à tout âge. Nul ne veut faire chou-blanc. M. Roland ferait chou-blanc si je n’étais pas coupable.