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« Vous aviez raison, cet homme est mauvais. Je ne le sais point de science certaine, mais je le sens, ce qui vaut mieux.

« S’il n’avait point parlé, peut-être aurais-je gardé le courage de vivre. Mais il a fait allusion une fois, deux fois peut-être, à l’abandon où souvent je vous ai laissée, et la femme qui n’est point soutenue par le constant amour de son mari, doit rester parfois à l’esprit de tentation.

« Non que je vous soupçonne, Éliane, ma chère âme, au moment de vous dire adieu pour jamais. Vous êtes pour moi une sainte ; mais il a parlé, cet homme, et j’ai du remords.

« Je ne saurais pas exprimer de telles pensées. Je suis jaloux sans pouvoir dire quel motif j’ai d’être jaloux. Ma jalousie vient uniquement sans doute de mon indignité. Je ne méritais pas le trésor que Dieu m’avait donné. »

Ici, Renaud interrompit sa lecture pour se frotter les mains tout doucement.

« Qui donc a dit que les paroles s’en vont et que les écrits restent ? murmura-t-il. Je n’ai prononcé qu’une parole, et voilà un pauvre bon garçon qui l’a mise à son cou, comme une pierre, pour s’en aller au fond de l’eau ! »

Il resta un instant rêveur.

« Une seule chose vaut mieux que la parole prononcée, pensa-t-il encore, c’est la parole qu’on a su retenir. Si j’avais accusé formellement ma belle Éliane, Guezevern m’aurait cassé la tête. Corbleu ! profitons ! nous sommes ici à l’école ! »

Il reprit la lettre.

« Je voulais toujours savoir pourquoi vous détestiez ce Renaud qui me semblait un si bon compagnon. Une fois je l’interrogeai, parce que l’idée m’était venue qu’il vous avait peut-être insultée. Je ne me souviens pas au juste de ce qu’il me répondit, ou plutôt je crois qu’il garda le silence ; mais depuis ce moment, je vous vois seule dans ce grand château que jamais je n’aurais dû quitter ; je vous vois toute seule.

« Et je me demande : quelles pensées pouvait avoir mon Éliane entourée de cette solitude ?

« Éliane, Éliane, je n’ai jamais songé comme aujourd’hui. J’aurais tant de choses à vous dire. Mais à quoi bon ? Il n’est plus temps.

« J’ai joué, j’ai perdu plus du tiers de l’épargne de M. de Vendôme. Je le connais. Il eût puni le vivant, il pardonnera au mort. Je me tue pour que le nom de mon fils soit épargné et pour que vous n’ayez point à partager la honte d’un malheureux qui n’était pas digne de vous.

« Adieu, Éliane, mon Éliane tant chérie ! C’est à cette heure seulement que je sais combien je vous aimais. »