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avions des châteaux, nous ne ferions pas ce diable de métier qui paraît vous mettre en colère !…

— D’ailleurs, reste à savoir, dit Philippe qui gardait rancune de l’accueil reçu, — si M. notre jeune frère est, à l’exclusion de ses aînés, le gardien unique et naturel de l’honneur de Carhoat.

— Plût à Dieu que l’honneur de Carhoat fut encore à garder, répliqua Martel. — Je vous prie de m’écouter, messieurs, et je demande au besoin à M. notre père qu’il vous ordonne de prêter attention.

Le marquis fit un geste. Les trois frères se turent. Ils se dédommagèrent de ce silence en faisant circuler la bouteille le plus fréquemment possible et en vidant leurs verres sans relâche.

Le vieux marquis lui-même buvait avec une sorte d’emportement.

Il cherchait à s’étourdir, parce que la présence de Martel réveillait en lui ces idées oubliées de fierté qui étaient son plus cruel supplice.

— Nous étions de bien grands seigneurs autrefois, dit Martel. — Il n’y avait point de nom en Bretagne qui fût au-dessus du nom de Carhoat… Je vous le demande, monsieur mon père, si, du temps de notre jeunesse, un Carhoat eût pris du service dans les gardes du roi de France, n’eût-il pas été entouré d’affection et d’estime, avant même d’avoir fait ses preuves de vaillance ?…

Le marquis baissa les yeux et fit un geste équivoque. — Il but à plein verre.

— Aujourd’hui, reprit Martel, Carhoat a été insulté parmi les gardes du roi, bien qu’il eût prouvé qu’il savait tenir son épée… Carhoat n’a pu trouver un ami entre tous les soldats de France… On lui a jeté avec mépris au visage les noms de son père, de ses frères, de sa sœur.

La paupière de Laure battit et une larme glissa sur sa joue.

— Mordieu ! s’écria Laurent, — ce mignon est-il revenu de Paris tout exprès pour nous insulter ?

Le chevalier de Briant ne buvait guère et ne parlait point. Il était brave, une rapière à la main, — mais en ce moment il avait peur !

La brusque apostrophe de Laurent dérida quelque peu son front et sembla lui rendre quelque liberté d’esprit. — Il regarda les trois frères comme s’il se fût attendu à les voir se révolter contre cette austère semonce de leur cadet.

Laurent, Prégent et Philippe avaient en effet de la colère sur leurs visages, mais l’expression calme et grave des beaux traits de Martel leur imposait. Ils mettaient leur rage à boire, et la vieille Noton, délaissant malgré elle le pauvre Francin, n’avait que le temps de remplir les pots et de déboucher de nouvelles bouteilles. Les trois frères étaient déjà ivres à moitié.

Quant au marquis, il buvait plus qu’eux. C’était quelque chose d’étrange et d’effrayant que de voir cet homme boire, boire sans cesse avec folie, et garder sur son pâle visage une morne immobilité.

Ses yeux seuls s’animaient lentement ; il les tenait presque constamment baissés ; mais lorsqu’il relevait sa paupière, envoyait une flamme sombre briller au fond de son regard.