Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/818

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Talhoët perdait le souffle et se sentait défaillir.

Kérizat continuait sans faire attention à cette amère souffrance.

— Il faut vous dire, monsieur mon ami, — que la Topaze et moi nous sommes de vieilles connaissances… Au temps où le service de la cause bretonne ne m’avait pas forcé encore à changer de nom, et où je m’appelais M. de Kérizat, ce vieux fou de Carhoat s’était jeté parmi nous avec l’ardeur inconsidérée de gens qui n’ont plus rien à perdre… Il était le plus pressé de nous tous… Il voulait la guerre !… Il voulait renverser le royaume d’un coup de poing !

Kérizat se prit à rire et poursuivit :

— Il n’y avait qu’une seule personne au monde qui fût plus follement enthousiaste que lui… C’était sa fille Laure… Les Carhoat étaient ruinés de fond en comble. Ils n’avaient plus rien, et la petite Laure regrettait amèrement ses robes de soie, ses colliers de perles et toutes ces belles choses qu’elle portait aux bals de messieurs des États… Ne pouvant plus danser, elle se mit en tête de devenir une héroïne… Cela ne vous semble-t-il pas très-plaisant, monsieur mon ami ?

Talhoët avait fermé les yeux. Il avait toute sa connaissance, mais il était incapable de faire un mouvement et de prononcer une parole.

Ce malheur inattendu, qui le frappait au milieu de sa joie, le brisait.

— Ma foi, poursuivit encore Kérizat, — ce fut moi que le hasard choisit pour guider la vocation de notre charmante enthousiaste !… Elle était jolie… Ah ! vous ne pouvez pas vous en faire une idée !… Nous partîmes un beau soir de la forêt de Rennes, et nous allâmes à la pêche des partisans de l’indépendance bretonne… Nous allâmes à Nantes, nous allâmes à Vannes, à Brest, à Quimper, partout !… Je ne me souviens plus trop, à parler franchement, si nous fîmes beaucoup de prosélytes ; mais ce qui est certain, monsieur mon ami, c’est que depuis ce temps je n’ai jamais pu retrouver sur ma route de maîtresse aussi adorable que la petite Laure de Carhoat !

Un gémissement s’échappa de la poitrine de Talhoët.

Une plainte faible se fit entendre du côté de l’appartement où Laure s’était retirée, et l’on ouït la chute d’un corps sur le parquet…

— Qu’est-ce que cela ? demanda Kérizat.

Comme Talhoët ne lui répondait point, il feignit de s’apercevoir seulement alors de l’extrémité où le blessé se trouvait réduit.

— Eh ! mon Dieu ! dit-il en se levant, — je crois que vous vous trouvez mal, monsieur mon ami !… Je vais chercher du secours à l’instant même !

Il se leva, sortit et dit en passant au domestique de l’hôtel d’aller chercher le chirurgien de M. Talhoët.

Une fois dans la rue, il partit d’un large éclat de rire.

— Si celui-là m’accuse, pensa-t-il, — je déclare qu’il a l’esprit mal fait !… En tout cas je me suis vengé vertement de mademoiselle Laure… En bonne chevalerie je n’ai rien à me reprocher, puisqu’on n’est obligé à garder que le secret de ses maîtresses… Laure n’a pas voulu être la mienne… tant pis pour elle !