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XXII
LE CHAMP-DOLENT


La rue du Champ-Dolent était alors, comme aujourd’hui, une voie impure et tortueuse, dont la fange sanglante exhalait incessamment de mortelles vapeurs. L’habitant de Paris pourrait s’en faire une idée à peu près exacte en visitant les derrières de la rue Mouffetard et les bords pestiférés de la Bièvre.

À Rennes, un mince filet d’eau noire et boueuse, emprunté à la Vilaine, remplace le fétide ruisseau des Gobelins. Au lieu de tanneries, ce sont des boucheries ; toute la différence est là.

Mais sous le rapport des odeurs abominables et de l’atmosphère épaisse, incessamment chargée de vapeurs méphitiques, le cloaque rennais n’a rien à envier à l’égoût parisien.

Au dix-huitième siècle, le Champ-Dolent renfermait, outre les abattoirs, une assez grande quantité de tavernes mal hantées, où se réunissaient les truands de l’époque.

Ces malheureux portaient ainsi la peine de la méchante vie ; car c’est, à coup sûr, un châtiment terrible que de respirer par habitude, quand on n’est point bœuf ou boucher, l’air tiède et fade du Champ-Dolent.

De nos jours, ces tavernes ont complètement disparu. Le Champ-Dolent est la rue la plus odieuse, mais la plus honnête qui soit en toute la ville. Il forme une cité à part au milieu de Rennes, et, par un privilège tacitement reconnu qui remonte aux temps féodaux, il reste à l’abri de la surveillance municipale.

Là où il n’y a point de police, les voleurs font défaut : ceci est un axiome. Le Champ-Dolent, où jamais sergent de ville ne pénétra, ne croit pas aux brigandages nocturnes qui désolent le reste de la ville. Il est gardé par ses chiens féroces qui se feraient un plaisir, le cas échéant, de dévorer quelque bandit, — et par des bouchères énormes, non moins redoutables que leurs dogues.

C’est un lieu inconnu et plus inviolable que s’il était entouré de hautes murailles. À ses deux extrémités ouvertes, une chaude odeur de carnage éloigne invinciblement les curieux. On sait que le Champ-Dolent existe, mais on n’y passe jamais, et l’aristocratie de ce séjour y élève ses belles grandes filles rougeaudes, en narguant les séductions de la garnison et des écoles.