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« — Connaissez-vous le château de Kerpont ? demanda tout à coup mon père en arrêtant son cheval dont les naseaux fumaient ; — voici ses hautes cheminées là-bas sur la montagne… Plus d’un gentilhomme des États se contenterait des terres qui l’environnent… mais pour nous, enfants, c’est bien peu de chose !… Kerpont, malgré les deux cent mille écus qu’il représente dans le tableau de nos biens de famille, n’ajoute guère à notre opulence… Ce fut l’apport de mademoiselle Gertrude Kaër de Kerpont, qui épousa, sous les derniers ducs, René, cadet de Carhoat… L’alliance n’était point brillante pour des gens comme nous, et je n’en parle que pour mémoire… Voici, en bas, le clocher du Cloître, bonne paroisse qui nous appartient, ainsi que les trois quarts de celles des environs… Ah ! ah ! M. de Carhoat, votre père, était un riche gentilhomme !… »

Il fit un geste emphatique, et poussa son cheval qui se précipita de nouveau à travers champs.

Nous le suivîmes encore.

« — Martel, me dit Laure d’une voix faible, — le cœur me manque, et je me sens perdre mes forces. »

Moi-même j’avais du froid dans les veines, et je souffrais cruellement…

Martel s’arrêta, des gouttes de sueur perçaient sous ses cheveux. Il éait pâle, et un fugitif tremblement agitait sa lèvre…

Lucienne l’écoutait émue, chacune des impressions qui agitaient l’âme de Martel trouvait un écho dans la sienne. Tout ce qu’il sentait, elle le sentait aussi vivement que lui. — On eût dit que Martel remuait au fond de la mémoire de Lucienne l’angoisse de ses propres souvenirs…

— Pourquoi me dites-vous tout cela ? murmura-t-elle, — vous souffrez et je souffre.

— Oh ! ce fut une nuit terrible ! reprit le garde-française emporté par les ressentiments éloignés du passé, — Laure et moi nous allions toujours, dociles à l’ordre de mon père.

Nous le voyions de loin chevaucher devant nous… La lune éclairait sa grande taille et les flots argentés de ses cheveux… Il étendait ses bras à droite et à gauche, comme pour saluer partout sur son passage les tenues dispersées de son immense domaine… Ces grands bois étaient à lui… Ces champs, qui s’étendaient à perte de vue, lui payaient redevance… Ces fermes endormies étaient la demeure de ses vassaux !…

Il s’arrêta encore bien des fois, tantôt sur la montagne, et tantôt dans la plaine, nous faisant le compte pompeux de ses innombrables richesses.

Ici, c’était le douaire d’une Rohan. — Là, c’était l’apport d’une fille du sang ducal de la Bretagne, qui avait fait Carhoat le cousin de son souverain.

Partout d’opulentes et illustres alliances ! Partout de la richesse et de la splendeur !

Le front de mon père rayonnait d’orgueil. Sa superbe taille se dressait de