Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/798

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

René eût parlé peut-être, si la cause de mademoiselle de Presmes avait été plaidée en ce moment par sa solitude et sa tristesse.

Il aurait vu dans sa mélancolie un bon souvenir de Martel, et il se serait élancé vers la fiancée de son frère.

Maintenant, il demeurait indécis entre la voix de sa conscience et son amour pour les siens. Il n’osait point descendre la colline pour se rapprocher de Lucienne, et il répugnait à la laisser sans défense sous le coup d’un terrible malheur.

Il s’assit à l’ombre d’une saillie de rocher, et demanda conseil à Dieu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lucienne et Martel se parlaient tout bas, derrière les aunes, au bord de la fontaine.

— Oh ! merci, Lucienne ! merci, mademoiselle, disait le garde-française. — Est-il possible d’avoir tant de joie parmi tant de désespoir ?…

— Pourquoi désespérer ? demandait doucement la jeune fille.

Martel ne répondit point. Ses mains pendaient, jointes sur ses genoux, et sa tête se courbait.

— Hélas ! Lucienne, dit-il après un silence, — vous savez bien ce qui nous sépare… Mon père, mes frères… ma sœur !…

Il se tut, et la jeune fille baissa les yeux à son tour.

Quand elle releva ses paupières, il y avait autour de sa bouche un sourire angélique.

— Nous sommes bien malheureux, murmura-t-elle, — mais je vous aime !

Martel couvrit ses deux mains de baisers passionnés.

— Oh ! pourquoi me parlez-vous ainsi ! s’écria-t-il ; — voulez-vous m’ôter ce qui me reste de courage, Lucienne ? voulez-vous me rendre faible et lâche ?… Écoutez, votre vie est bien belle ! votre avenir sourit ; il n’y a devant vous, si loin que votre regard puisse voir, que joies et bonheurs sur la terre !… et je viendrais, moi, le malheureux sur qui pèse la main de Dieu, changer vos jouissances en deuil et mettre ma misère, comme un manteau sombre, sur votre jeunesse heureuse !…

— Je vous dis que je vous aime ! répéta la jeune fille, dont un éclair d’enthousiasme illumina le regard.

— Vous m’aimez ! murmura Martel, — moi… oh ! moi, Dieu sait que mon cœur n’a pas un battement qui ne soit pour vous, Lucienne !… Pendant trois longues années votre souvenir a été mon soutien et mon courage… Longtemps j’ai gardé de l’espoir, parce que l’amour me faisait esclave et me rendait insensé… Je ne voyais point clair encore au fond de mon malheur… Un voile restait encore entre mes regards et la honte de ma race… Hélas ! mademoiselle, maintenant que je touche au doigt ma misère, mon devoir m’apparaît cruel, mais impossible à méconnaître… Il faut que je renonce à vous… Il faut que j’aille bien loin