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Ce dernier ne répéta point son ordre ; il tendit son verre.

Laurent, Prégent et Philippe choquèrent les leurs de mauvaise grâce.

Ils burent. Quand ils eurent bu, leurs têtes échauffées perdirent le souvenir de leur querelle, et leurs voix se mêlèrent bientôt à celle du vieillard qui entonnait une chanson burlesque dans le patois du pays de Rennes.

Comme le dernier couplet se perdait sous la voûte, le marquis crut ouïr un bruit du côté de l’escalier, dont les marches basses se montraient dans l’ombre.

Il se retourna vivement, mais, au même instant, la vieille Noton Renard entra par la porte opposée, et le marquis crut s’être trompé.

Noton tenait à la main deux bouteilles d’eau-de-vie qu’elle déposa sur la table.

— Il est dix heures passées, dit-elle, — avez-vous besoin d’autre chose, nos messieurs ?

Il fut délibéré tout d’une voix que la vieille Noton pouvait aller se coucher.

Autour de la table il n’y avait plus le moindre souffle de discorde. L’eau-de-vie remplaça le vin dans les verres, et chacun mit ses coudes sur la nappe. — On était assez ivre pour tenir conseil.

— Enfants, dit le vieux Carhoat, — si vous n’avez rien fait là-bas du côté de Laval, Renard et moi nous n’avons point de meilleure nouvelle à vous donner… Les gens du tiers et les écoliers avaient fait tant de bruit ce temps-ci que l’on pouvait espérer quelque bon remue-ménage par rapport aux jésuites… Cette fois-ci, l’impôt eût sauté, c’est clair… J’avais déjà pris mes mesures pour que l’hôtel de l’intendant de Flesselles fût attaqué comme il faut dès le commencement… Mais on a fait trop de petits livres pour monsieur de la Chalotais, trop d’écriteaux contre les jésuites et trop de chansons sur les membres du parlement qui n’ont pas su résister aux ordres du roi… Quand on fait tant de petits livres et tant de chansons, on perd le loisir de faire autre chose… le bon moment est passé… Le roi pourrait prendre les tours Saint-Pierre et les emporter à Paris sans que les bourgeois et les gentilshommes de la bonne ville de Rennes osassent tirer leurs épées du fourreau.

— C’est comme à Vitré, dit Prégent.

— C’est comme à Fougères, dit Philippe.

— C’est comme à Chàteau-Rouge, ajouta Laurent : on crie, on se dispute, et puis c’est tout !

— Si ce diable de Kérizat était ici, reprit le vieillard, — il nous donnerait bien quelque moyen de nous tirer d’affaire !

— Celui-là fait payer trop cher les conseils qu’il donne, murmura Laurent.

— Bah ! fit Prégent. — C’est un joyeux compère, brave comme son épée, et qui se battit comme un démon, il y a trois ans, la nuit où nous voulûmes enlever le château de Presmes…

— Oui, répliqua Philippe. — Mais sans lui, notre sœur Laure…

— La paix, Philippe ! interrompit le vieux Carhoat. — Ce jour-là, voyez-