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Bleuette jeta sur lui un regard furtif, où sa pitié tendre se traduisait tout entière.

— Mon Dieu, reprit-elle, Laure regrettait amèrement toutes ses joies passées… car elle sentait que, quitter le plancher brillant d’un manoir pour descendre sur la terre battue d’une pauvre métairie, c’est renoncer au monde, — et que la fille d’un marquis tombé jusqu’à n’avoir plus qu’un toit de chaume pour abriter sa tête n’avait plus sa place marquée parmi les belles héritières des gentilshommes du parlement… Elle était bien triste… je crois que le regret avait mis en elle un vent funeste de vertige… Parfois, nous la voyions pleurer sans motif… parfois son rire éclatait à l’improviste et blessait le cœur comme eût fait un cri d’angoisse…

« Un jour, Lucienne et moi nous nous promenâmes seules… Laure n’était point venue… nous l’attendîmes jusqu’au soir et le lendemain nous l’attendîmes encore… Laure avait quitté la ferme de Marlet… un bruit se répandit dans le pays…

« Que nous aurions voulu n’y point croire, Martel !… On disait que Laure avait suivi M. de Kérizat.

— Et qu’elle était sa maîtresse, prononça sourdement le garde-française.

Bleuette baissa les yeux.

— Je savais cela, reprit Martel, dont la voix tremblait, pleine de larmes, et qui faisait effort pour contenir sa douleur ; — je savais cela, Bleuette… Le nom de Kérizat était déjà gravé dans ma mémoire. Je savais qu’avant de mourir il me faudrait le tuer !…

Ses poings fermés se crispèrent, et le rouge lui monta subitement au visage.

— Mais je ne le connaissais pas, moi, cet homme ! s’écria-t-il. Je ne l’ai jamais vu chez mon père… M’aiderez-vous à le retrouver, Bleuette ?

— Je le voudrais, Martel, répondit la jeune fille, dont le doux regard eut une étincelle de colère virile. — Je le voudrais, car c’est le devoir d’un homme de venger son honneur… Mais M. de Kérizat a quitté le pays depuis bien longtemps. Après son départ on a découvert que son opulence, toute factice, ne se soutenait qu’à l’aide du jeu et des dettes… On dit qu’il est à Paris maintenant, sous un autre nom que j’ignore, et qu’à Paris, comme à Rennes, il vit du jeu et des dettes qu’il fait.

— Et cet homme était l’ami de mon père ! murmura Martel.

— Oh ! dit Bleuette, il a tout aussi bien perdu Carhoat que la pauvre Laure !… Chacun s’accorde à reconnaître que M. le marquis était un digne seigneur il y a dix ans, à l’époque où les gens de Morlaix le nommaient leur député aux états… Il a fallu que ce Kérizat s’attachât à lui comme un démon pour pervertir peu à peu son cœur, en même temps qu’il minait sa fortune… Il l’a laissé enfin pauvre et déchu… Que Dieu maudisse le tentateur !…

Le regard de Martel remercia la jeune fille.

— Mais ma sœur ? reprit-il.