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Et il se prit à marcher à pas de géant dans la direction de la Tremlays. Il semblait avoir retrouvé l’agilité de ses jeunes années, et perçait droit devant lui, au milieu des plus épais fourrés, comme un sanglier au lancer.

En ce moment, pour la première fois, il sentait quelle puissance avait prise, au fond de son cœur, son attachement pour le jeune capitaine, son nouveau maître. À cette honnête et fidèle nature il fallait un homme à qui se dévouer, et le souvenir de Treml ne suffisait pas à satisfaire l’éternel besoin d’obéir et d’aimer qui constituait, chez Judo, presque tout l’homme moral.

En arrivant à la grille du parc de la Tremlays, Jude était plus inquiet encore qu’au départ, car son flair de fils de la forêt lui révélait la présence d’une immense embuscade. Il sentait d’instinct que le château était entouré de mystérieux ennemis.

Tout était tranquille encore néanmoins, et Jude demeura indécis, n’osant peser sur la corde qui mettait en mouvement la cloche de la grille. Qu’il entrât par là ou par la maîtresse porte, donnant sur la cour du château, il y avait pour lui danger pareil d’être reconnu, or, Jude ne s’appartenait point, et son zèle pour le capitaine ne pouvait lui faire oublier entièrement et si vite qu’il avait juré de donner sa vie à Treml.

Heureusement, tandis qu’il hésitait, il vit briller la lumière d’une lanterne à travers les arbres, et bientôt il distingua l’imposante tournure de dame Goton, qui, la pipe à la bouche et à la main un énorme trousseau de clefs, s’en venait voir, selon sa coutume, si toutes les portes étaient bien closes.

Dame Goton et Jude étaient trop bons amis pour que le lecteur conserve la moindre inquiétude touchant le terme de l’embarras du vieil écuyer. Nous laisserons la femme de charge l’introduire avec tout le mystère désirable, et nous réclamerons place à la table dans le salon à manger de M. Hervé de Vaunoy.

Le souper était copieux et bien ordonné. Béchameil, qui avait dormi sur sa rancune et n’était point fâché d’ailleurs de veiller personnellement au salut de ses cinq cent mille livres, faisait grand honneur à une seconde édition de son fameux blanc-manger, qu’il avait revue et corrigée pour la circonstance. Le vin était excellent ; l’officier du roi, qui commandait les sergents de Rennes, se trouvait être un joyeux vivant ; Didier lui-même accueillait avec plus de bienveillance l’hospitalité empressée de Vaunoy.

Une seule chose manquait au festin, c’était la présence d’Alix, retenue en son appartement par la fièvre délirante qui ne l’avait point quittée depuis la veille. — Mais Alix, il faut le dire, était merveilleusement remplacée par sa tante mademoiselle Olive de Vaunoy, laquelle tenait le centre de la table, et faisait les honneurs avec une grâce qu’il ne nous est point donné de décrire.

Parmi les valets qui servaient à table, nous citerons maître Alain et Lapierre. Vaunoy ne les perdait pas de vue ; et, tout en faisant mille caresses au jeune capitaine, il paraissait accuser ses deux suppôts de lenteur, et contenait difficilement son impatience.

Le premier service avait été enlevé pour faire place aux rôtis et à la pâtisserie, qui, placée au centre de la table, s’entourait d’un double cordon de dessert.