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une sorte de réaction inexplicable, ce premier danger, miraculeusement évité, lui avait remis quelque force au cœur.

— Empêchez vos gens de me maltraiter, dit-il à Yaumi d’une voix plus ferme ; — ce bout de corde a failli vous faire perdre cinq cent mille livres.

Yaumi ne s’émut point ; mais il n’en fut pas de même des quatre Loups.

— Cinq cent mille livres ! répétèrent-ils ébahis.

Vaunoy respira. L’effet était produit.

— Conduisez-moi à vos chefs ! dit-il d’un ton d’autorité.

— Maintenant, murmura le petit Yaumi en haussant ses larges épaules, — ils vont le laisser échapper… Je donnerais un écu pour que le maître fût ici !

Simon Lion noua le mouchoir à carreaux qui lui servait de ceinture sur les yeux de Vaunoy, et tout aussitôt les quatre Loups le poussèrent vers la rampe occidentale du ravin, au sommet de laquelle se voyaient les ruines des deux moulins à vent.

Vaunoy sentit bientôt un air froid et humide frapper sa joue ; en même temps, la vague lueur qui, malgré le bandeau, parvenait jusqu’à ses yeux, disparut tout à coup. Tantôt il descendait les marches d’une sorte d’escalier taillé presque à pic ; tantôt ses conducteurs le soulevaient à force de bras, le portaient durant quelques secondes avec précaution et le déposaient ensuite sur le sol.

Cela dura dix minutes environ. Au bout de ce temps, Vaunoy entendit un bruit de voix confuses, et une forte odeur de tabac et d’eau-de-vie le saisit à la gorge. On lui arracha son bandeau.

Il était chez les Loups, dans leur réfectoire, et arrivait au dessert.

La rouge clarté d’une demi-douzaine de torches qui brillaient autour de lui éblouit d’abord ses yeux habitués aux ténèbres. En outre, les cris assourdissants qu’un millier de larynx récemment abreuvés poussèrent à sa vue faillirent de nouveau lui faire perdre la tête. Il y avait de quoi : c’étaient, de tous côtés, énergiques menaces et clameurs de mort.

Mais bientôt un silence comparatif se fit. Simon Lion avait prononcé trois mots qui produisirent un effet réellement magique. Les clameurs devinrent tout à coup murmures, et ces trois mots répétés avec componction passèrent en un instant de bouche en bouche.

— Cinq cent mille livres ! disait-on de toutes parts.

Ce chuchotement d’excellent augure ranima Hervé de Vaunoy mieux que n’eût fait le plus méritant de tous les baumes. Il se sentit revivre et devint brave de toute la grande peur qu’il avait eue.

Le spectacle qu’il entrevoyait, à mesure que ses yeux s’aguerrissaient au sombre éclat des torches, n’était pas fait cependant pour porter au comble sa sécurité. Il était précisément au centre d’une nombreuse assemblée dont les groupes, jetés çà et là, sans ordre, autour de planches soutenues par des pieux fichés en terre, buvaient, mangeaient ou fumaient. Cela ressemblait à une immense taverne ou à quelque chose de pis. La lumière, réunie en faisceau et parlant d’un seul centre, s’affaiblissait en radiant, de telle sorte que la majeure partie de la foule, fantastiquement plongée dans un vacillant demi-jour, prenait de loin une physionomie étrange et presque diabolique. On ne pouvait calculer,