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ridor, il aperçut Alix qui, rêveuse et la tête penchée, suivait à pas lents l’allée principale du jardin.

— Toujours triste ! se dit Vaunoy d’un ton où perçait un atome de sensibilité ; pauvre fille !… Mais, après tout, elle n’est pas raisonnable ! Béchameil ferait la perle des maris.

Il allait passer outre, lorsque, dans une autre allée dont la direction formait angle avec celle de la première, il vit le capitaine Didier, lequel, par impossible, semblait rêver aussi. Vaunoy fit un geste de mauvaise humeur.

— Elle était sur le point de l’oublier ! murmura-t-il ; je m’y connais : un mois encore, et ce fol amour passait à l’état de souvenir, de l’un de ces mélancoliques souvenirs qui amusent les femmes, mais ne font point obstacle à un bon et solide mariage… Et le voilà revenu ! Sa seule approche déjoue fatalement tous mes plans… Et puis, si quelqu’un de ces hasards que l’enfer suscite allait lui apprendre…

Vaunoy s’interrompit. Comme nous l’avons dit, les deux allées que suivaient Alix et Didier se croisaient. Chaque pas fait par les deux jeunes gens les rapprochait ; ils allaient se rencontrer dans quelques secondes.

— Eh ! qu’a-t-il besoin de savoir ? reprit Vaunoy avec emportement. Son étoile le pousse à me nuire. Qu’il sache ou non, il me perdra si je ne le perds…

Alix et Didier arrivaient en même temps au point de convergence des allées ; au moment où ils allaient se trouver face à face, Vaunoy porta son sifflet de chasse à ses lèvres. Le bruit fit lever la tête aux deux jeunes gens. Alix se tourna du côté du château et dut obéir au geste d’appel que lui envoya de loin son père. Didier salua et poursuivit sa route.

— C’était comme un rendez-vous ! pensa Vaunoy. Saint-Dieu ! je l’ai manqué deux fois déjà ; mais on dit que le nombre trois porte bonheur…

Il entra dans son appartement, où ne tardèrent pas à le joindre ses deux féaux serviteurs, Alain et Lapierre. Presque au même instant, Alix entr’ouvrit la porte.

— Vous m’avez appelée, mon père ? dit-elle.

Vaunoy, qui ouvrait la bouche pour donner des ordres à ses deux acolytes, hésita quelque peu, et fut sur le point de renvoyer sa fille ; mais il se ravisa.

— Restez ici, dit-il aux valets. J’aurai besoin de vous dans un instant.

Puis il passa le bras d’Alix sous le sien et l’entraîna doucement vers la galerie.

Maître Alain et Lapierre demeurèrent seuls. Le premier, dont l’intelligence avait considérablement fléchi sous le poids de l’âge et aussi par l’effet de l’ivrognerie, tira de sa poche son flacon carré de fer-blanc et but une ample rasade d’eau-de-vie.

— En veux-tu ? demanda-t-il à Lapierre.

— Il y a temps pour tout, répondit l’ex-saltimbanque ; je ne bois jamais quand je dois causer avec monsieur.

— Moi, je bois double…

— Et tu vois de même… Hier tu n’as pas su seulement reconnaître ce drôle de valet… — Je me fais vieux, dit Alain en buvant une seconde gorgée. Le fait