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— Un homme dont il ne faut point répéter le nom sans nécéssité dans la demeure de Treml, répondit-il.

— La demeure de Treml ! répéta Goton qui sentit tressauter son cœur à ce nom ; merci, qui que vous soyez. Il y a vingt ans que je n’avais entendu donner son véritable nom à la maison qu’habite Hervé de Vaunoy.

Jude tendit sa main dans l’ombre ; celle de Goton fit la moitié du chemin. Elle n’avait pas besoin de voir. Ce fut comme un salut maçonnique et mystérieux entre ces deux fidèles serviteurs.

— Mais qui donc es-tu, demanda enfin la vieille femme, toi qui te souviens de Treml ?

Jude prononça son nom.

— Jude ! s’écria Goton, oubliant toute prudence ; Jude Leker ! l’écuyer de notre monsieur ! Oh ! que je te voie, mon homme, que je te voie !

Tremblante et empressée, elle courut à tâtons, cherchant son briquet et ne le trouvant point. Enfin sa résine s’alluma. Elle regarda Jude longtemps et comme en extase.

— Et lui ? dit-elle, le reverrons-nous ?

— Mort, répondit Jude.

Goton se mit à genoux, joignit ses mains et récita un De profundis. De grosses larmes coulaient lentement le long de sa joue ridée. Quiconque l’aurait vue en ce moment se serait senti puissamment attendri, car rien n’émeut comme les larmes qui roulent sur un rude visage, et tel qui passe en souriant devant deux beaux yeux en pleurs pâlit et souffre quand il voit s’humecter la paupière d’un soldat. Jude se tut tant que Goton pria. Il semblait qu’il voulût maintenant prolonger son incertitude et qu’il reculât, effrayé devant la révélation qu’il était venu chercher. Lorsqu’il prit la parole, ce fut d’une voix péniblement accentuée.

— Et le petit monsieur ! dit-il enfin avec effort.

— Georges Treml ?… Vingt ans se sont écoulés depuis que je l’ai vu pour la dernière fois, le cher et noble enfant, sourire et me tendre ses petits bras dans son berceau.

— Mort !… mort aussi ! prononça Jude dont le robuste corps s’affaissa.

Il mit ses deux mains sur son visage, sa poitrine se souleva en un déchirant sanglot.

— Je n’ai pas dit cela, s’écria Goton ; non, je ne l’ai pas dit… Et Dieu me préserve de le croire !… Pourtant… Hélas ! Jude, mon ami, depuis vingt ans j’espère, et chaque année use mon espoir.

Jude attacha sur elle ses yeux fixes. Il ne comprenait point.

— Oui, reprit-elle, je voudrais espérer. Je me dis : Quelque jour je verrai revenir notre petit monsieur, grand et fort, la tête haute, la mine fière, l’épée au flanc… Hélas ! hélas ! il y a si longtemps que je me dis cela !

— Mais enfin, dame, que savez-vous sur le sort de Georges Treml ?

— Je sais je ne sais rien, mon homme. Un soir, — approche ici, car il ne faut point dire cela tout haut, — un soir, Hervé de Vaunoy revint tout pâle et l’œil hagard. Il nous dit que l’enfant s’était noyé dans l’étang de la Tremlays.