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sa femme à tout prix. M, de Vaunoy ne demandait pas mieux, mais Alix semblait d’une opinion diamétralement opposée, et c’était pitié de voir Béchameil perdre ses galanteries, ses madrigaux improvisés de mémoire, et surtout les merveilles de sa cuisine dont l’excellence est historique, auprès de la fière Bretonne. Il ne se décourageait pas cependant et redoublait chaque jour ses efforts incessamment inutiles.

Il était, en outre, comme nous l’avons pu dire déjà, intendant de l’impôt. Cette charge, qu’il ne faudrait en aucune façon comparer à la banque gouvernementale de nos receveurs généraux, nécessitait, en Bretagne surtout, une terrible dépense d’activité, La province, en effet, manquait à la fois d’argent et de bonne volonté pour acquitter les lourdes tailles qui pesaient depuis peu sur elle.

En troisième lieu, — et c’était, à coup sûr, l’emploi auquel il tenait le plus, — Béchameil avait la haute main sur toutes preuves nobles dans l’étendue de la province. Ce droit d’investigation était pour ainsi dire inhérent à la charge d’intendant, puisque les gentilshommes n’étaient pas sujets à l’impôt, et qu’ainsi, sous fausse couleur de noblesse, nombre de roturiers auraient pu se soustraire aux tailles ; mais Béchameil tenait ce droit à titre plus explicite encore. Il avait affermé, en effet, moyennant une somme considérable payée annuellement à la couronne, la vérification des titres, actes et diplômes, et, en vertu de ce contrat, il profitait seul des amendes prononcées sur son instance par le parlement breton contre tout vilain qui prenait état de gentilhomme.

En conséquence, il avait intérêt à trouver des usurpateurs en quantité. Aussi ne se faisait-il point faute de bouleverser les chartriers des familles et se montrait si âpre à la curée, que les seigneurs ralliés au roi avaient eux-mêmes sa personne en mauvaise odeur. Mais on le craignait plus encore qu’on ne le détestait.

Par le fait, en une province comme la Bretagne, pays de bonne foi et d’usage, où beaucoup de gentilshommes, forts de leur possession d’état immémoriale, n’avaient ni titres ni parchemins, le pouvoir de M. Béchameil avait une portée terrible. Pauvre d’esprit, avide et étroit de cœur, rompu aux façons mondaines, n’ayant d’autre bienveillance que cette courtoisie tout extérieure qui vaut à ses adeptes le nom sans signification d’excellent homme, l’intendant de l’impôt était justement assez sot pour faire un impitoyable tyran. Une seule chose pouvait le fléchir : l’argent. Quiconque lui donnait de la main à la main le montant de l’amende, et quelques milliers de livres en sus par forme de prime, était sûr de n’être point inquiété, quelle que fût d’ailleurs la témérité de ses prétentions : pour dix mille écus, il eût laissé le titre de duc au bâtard d’un laquais. Mais quand on n’avait point d’argent, par contre, il fallait, pour sortir de ses griffes, un droit bien irrécusable, et les mémoires du temps ont relaté plusieurs exemples de gens de qualité réduits par lui à l’état de roture[1].

On doit penser que M. de Vaunoy, lequel n’avait point par devers lui des papiers de famille fort en règle, avait tremblé d’abord devant un pareil homme. Les

  1. Nous citerons seulement un cadet de l’illustre et héroïque maison de Coëtlogon, qui fut injustement débouté sur l’instance de Béchameil.