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plorer sa protection ; il y avait au cœur de chacun d’eux un instinct de haine, comprimé par la terreur plus forte.

Quelque chose leur disait que l’intérêt commun était d’écraser le baron ; mais ils n’osaient pas ; eussent-ils osé, comment faire ?

Entre eux et le baron il y avait comme un rempart formidable ; ils tremblaient rien qu’à l’idée de l’attaque. Ces événements récents, dont ils avaient été en quelque sorte les témoins, environnaient pour eux le baron d’un tel prestige, qu’ils se regardaient comme vaincus d’avance en cas de combat.

Il n’y avait pas à se roidir dans un doute impossible ; cet homme avait fait preuve d’une puissance qui dépassait les bornes de l’imagination.

Depuis la scène du 10 février, les moins crédules ne le voyaient plus qu’à travers un nuage en quelque sorte diabolique.

Ce qu’il avait fait, tout le monde l’avait vu, et nul ne pouvait l’expliquer.

Quand un problème est décidément insoluble, la pensée s’en éloigne avec fatigue, et l’espérance, tenace, se réfugie dans les chances inconnues de l’avenir. Les associés repoussaient l’idée du baron, au milieu de leurs prospérités nouvelles, et invoquaient contre lui le hasard propice.

Un seul, parmi eux, comptait sur son bras et appelait la lutte ; encore n’était-ce pas toujours.

Il y avait des moments où le seigneur Yanos sentait défaillir son cœur et cherchait en vain sa bravoure indomptée. Chez lui, la haine était fougueuse, parce qu’il avait été insulté ; mais l’épouvante était plus grande, parce qu’il croyait davantage aux choses surnaturelles.

Il était devenu sombre et taciturne ; ses journées se passaient à errer dans les environs du vieux schloss. Et, plus d’une fois, à la nuit tombante, quelque paysan attardé dans les bois de Bluthaupt s’était signé avec effroi à la vue de cette grande ombre qui gesticulait dans les ténèbres et dont la bouche prononçait de sourdes paroles.

Il allait lentement et la tête baissée ; les derniers rayons du jour éclairaient son costume bizarre, dont la coupe semblait rehausser encore sa gigantesque stature. On le voyait s’arrêter parfois rejetant en arrière le drap rouge de son kalpack, et tendant ses deux bras comme pour repousser quelque effrayant fantôme.