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thaupt !… Mais on dit que les gens de Heidelberg sont les premiers buveurs du monde, après les Hollandais de la vieille roche… Voulez-vous vous essayer contre moi, Monsieur le baron ?

» Je goûtai le Porto ; il était fort acceptable. Je répondis comme je le devais au défi courtois de l’honnête Fabricius.

» Il y avait déjà neuf bouteilles alignées au rebord de la table, que l’excellent homme ne bronchait pas encore. Il mangeait solidement et sans se presser. Il ne parlait plus guère, ce qui me donnait grande idée de son expérience, car la parole enivre presque autant que le vin.

» Moi, je ne m’étais pas ménagé le moins du monde au commencement du repas, et il me sembla que la dixième bouteille était double.

» J’eus peur et, pour la première fois de ma vie, l’idée me vint de tricher au jeu…

» Le valet batave m’avait attaché au cou une belle grande serviette. Tout en présentant mon verre, je lâchai légèrement le nœud, de manière à laisser un vide entre ma serviette et le menton.

» C’était grand dommage, en conscience, de perdre de si bon Porto ! mais il n’y avait pas à dire, deux verres de plus, j’étais roulé !

» Ma serviette, lâchée, formait une sorte de bec, à la hauteur de mon menton. Ce fut par là que je bus désormais, prodiguant à mon gilet et à ma chemise rasade sur rasade.

» Le vin coulait tout le long de ma poitrine… j’étais dans un bain de Porto… »

— Et le Van-Praët ne s’apercevait pas de cela ? interrompit Albert.

— Il y avait entre son œil, luisant comme une escarboucle, et ma toilette trempée, répondit Goëtz, la magnifique serviette de toile de Hollande… À dater de ce moment, comme vous pouvez croire, la lutte ne me fut pas très-rude à soutenir. L’honnête Fabricius y allait bon jeu, bon argent… À la onzième bouteille, il m’appelait son père… À la douzième il pleurait comme une fontaine, en m’avouant que les Anglais, depuis la révolution belge, venaient pêcher des huîtres jusque dans le port d’Ostende !… À la treizième il mit ses deux coudes sur la table, et me raconta comme quoi il avait fait de l’or jadis avec le vieux Gunther de Blutbaupt…