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des mains frais gantées ; les habits noirs séparaient leurs basques doublées de satin sur le cuir des tabourets.

Ces messieurs semblaient s’être donné le mot ; on ne voyait que pantalons collants et gilets habillés ; c’est à peine si deux ou trois cravates de fantaisie faisaient tache parmi la radieuse uniformité des cravates blanches.

On dit que, sous l’ancien régime, les officiers de notre marine se faisaient coiffer pendant le branle-bas du combat et n’arrivaient jamais à leur poste de bataille qu’après avoir pris le temps de revêtir leur plus brillant costume.

C’était la coquetterie de la bravoure ; ils traitaient le danger comme le plaisir ; ils faisaient une héroïque confusion entre la bataille et le bal.

Peut-être, abstraction faite de l’héroïsme, les employés de Geldberg étaient-ils mus par un sentiment analogue.

Rien ne transpirait au dehors touchant l’état de crise où se trouvait la maison ; le crédit de Geldberg, Reinhold et compagnie restait toujours le même ; mais il en est du commerce comme de la vie : bien longtemps avant que la maladie ait mis ses traces funestes sur le visage, le corps éprouve des angoisses sourdes, et par le canal de chaque veine, des avertissements arrivent aux membres extrêmes.

De vagues rumeurs avaient circulé dans les bureaux de Geldberg. D’où ces bruits viennent d’abord, on ne sait, mais ils viennent.

Ils se glissent, ils rampent. Ce n’est rien de précis ; des demi-mots, des choses qui n’ont point de sens.

Et l’effroi vient après. La maison tout entière a comme un frémissement inexplicable ; on dirait d’un homme en santé qu’un rêve a menacé de mourir.

Personne n’avait formulé cette idée, que Geldberg, Reinhold et compagnie allaient suspendre leurs paiements le 10 février 1844, après quinze ans d’existence, et à la veille de soumissionner l’un des plus importants de nos chemins de fer ; et pourtant, telle était dans les bureaux la croyance commune.

On ne savait pas pourquoi cette croyance existait ; il n’y avait dans les bureaux qu’un seul homme capable de lui donner une assiette logique,