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On l’avait fait boire à Francfort, et il avait bu tout le long de la route. La nuit était noire ; la tempête sifflait dans les mélèzes qui bordaient l’avenue de Bluthaupt. Fritz, esprit superstitieux et faible, se souvenait, en cheminant, des étranges légendes racontées aux veillées du vieux schloss.

En passant auprès du précipice appelé l’Enfer de Bluthaupt (la Hœlle), il vit deux ombres se glisser entre les arbres et il eut peur, parce que maître Blasius, le majordome, disait souvent comme quoi, dans les nuits de tempête, Rodolphe de Bluthaupt, le comte Noir, décédé en état de péché mortel au temps des croisades, allait prendre les voyageurs égarés pour les conduire jusqu’aux lèvres de l’abîme…

Fritz eut peur. Ne comptant point sur son cheval rendu de fatigue, il se cacha derrière un gros tronc d’arbre.

Un cri d’agonie retentit dans le silence de la nuit, cri déchirant et terrible, qui devait venir plus tard bien souvent troubler ses rêves. En même temps, les nuages qui couraient au ciel se déchiraient, et Fritz put voir, à la clarté de la lune, le visage du prétendu comte Noir.

C’était M. le chevalier de Regnault, un des amis de l’intendant Zachœus Nesmer.

Fritz venait d’être témoin d’un horrible et lâche assassinat.

Il descendit la montagne et gagna la traverse de Heidelberg, où il trouva un cadavre. Fritz avait vécu au château du comte Ulrich. Dans le corps inanimé qui était devant ses yeux, il reconnut Raymond d’Audemer, le mari de la jeune comtesse Hélène.

Les événements de la nuit qui suivirent ce meurtre donnèrent pour maîtres à Fritz Zachœus Nesmer et ses associés. Le meurtrier était l’un d’eux : Fritz n’osa pas accuser ; il se tut.

Mais, depuis lors, une voix impitoyable criait au fond de sa conscience, fit Fritz cherchait dans l’anéantissement de l’ivresse un refuge contre ses remords.

Il y avait au monde trois hommes qui connaissaient son secret : d’abord Johann et M. le chevalier de Reinhold, qui avait achevé de coudre ses lèvres en payant son silence à plusieurs reprises, le troisième était Otto, le bâtard du comte Ulrich, à qui Fritz avait fait autrefois sa confidence.