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Quand on la serrait de trop près, la rusée baronne employait une manœuvre analogue à celle des vieux cerf qui mettent les biches sur pied et donnent le change à la meute, elle lançait elle-même dans la circulation quelque nouvelle hypothèse ; elle brouillait le chaos davantage, si bien que les plus habiles se trouvaient déroutés complètement.

Durant une bonne minute, et c’est bien long dans un lieu pareil, il y eut autour de la table un murmure contenu. Le jeu éprouva un temps d’arrêt. La partie modeste de l’assemblée, les petits marchands, égarés loin du comptoir, les commis en vacances et autres ouvraient des yeux énormes et semblaient vouloir dévorer cette main qui sortait du confessionnal. Les quelques femmes éparses autour de la table pinçaient la lèvre en voyant pâlir leur étoile, et affirmaient tout bas que la princesse était quelque vieux monstre, ayant de bonnes raisons pour se cacher. Il y a des douairières qui gardent des mains charmantes. Les étrangers braquaient le binocle ; les Anglais, qui sont partout où l’on joue, caressaient leurs portefeuilles et s’interrogeaient gravement pour savoir de quelles extravagances Leurs Seigneuries étaient capables en cette occasion.

Mais il n’y avait rien à faire ; la baronne était muette, même pour les portefeuilles britanniques ; et les meilleurs binocles ne pouvaient rien absolument contre les rideaux de soie.

— Allons, allons, Messieurs ! dit l’ancien officier supérieur au service du roi des Grecs, veuillez faire votre jeu, s’il vous plaît.

Cet appel eut un succès médiocre ; tous les yeux étaient occupés à séduire la loge.

— Du diable, si je ne connais pas cette main-là ! dit Mirelune à Ficelle.

— C’est tout à fait étonnant ! murmura ce dernier ; il y a là-dedans un vaudeville à succès !

— Regardez bien, Amable, c’est la main de la petite marquise de Vieux-Lieu !…

— Je vois trois actes, répliqua Ficelle, le mari qui cherche sa femme et qui la retrouve innocente dans cette boîte… Arnal en fossile occupé à piquer la carte… ; un caissier honnête homme, mais faible, qui vient là perdre son honneur…