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Après quelques minutes de silence, ils avaient repris leur entretien.

— J’étais une enfant quand la belle comtesse arriva au château, disait Gertraud. — Elle ne souriait point comme font, dit-on, les jeunes épousées… son regard si doux était triste… et, lorsqu’elle passa le seuil de cette grande salle où nous la voyons souffrir maintenant, il me sembla qu’il y avait une larme au bord de sa paupière.

— Pauvre noble dame ! interrompit Hans Dorn avec émotion. Là-bas, au château de Rolhe, elle était bien heureuse ! Son père l’aimait : ses trois frères l’adoraient… et tous les gentilshommes du voisinage soupiraient pour l’amour d’elle !… Mais on dit que ce mariage était nécessaire pour la prospérité du sang de Bluthaupt… Je sais bien, moi, ce qu’il aurait fallu pour la gloire de la maison, ajouta-t-il plus bas. — Les trois braves enfants qu’on appelle des bâtards auraient soutenu comme il faut le nom de leur père, qui les avait reconnus dans son testament pour ses héritiers légitimes… Mais tout cela s’est arrangé autrement, et bien des gens affirment qu’ils l’ont voulu ainsi eux-mêmes… Hélas ! je suis bien jeune, mais j’ai vu le temps où tout était bonheur au beau château de Rothe ! Le noble Ulrich était dans la force de l’âge ; les trois jeunes maîtres n’avaient point leurs pareils entre tous les cavaliers du pays ; les deux jeunes comtesses Hélène et Margarethe, aussi bonnes que jolies, semblaient appeler sur le manoir les bénédictions de Dieu…

« Maintenant Ulrich est mort… L’homme qu’on avait vu plein de santé la veille n’était plus le lendemain qu’un cadavre !… Il avait, dit-on, pour ennemis des gens tout-puissants dont il combattait l’injustice… Il faisait partie d’une vaste association dont tous les membres sont frères ; — mais quelle main s’est levée pour le venger ?

» Ses trois fils, les dignes cœurs, ne portent ni le nom de Bluthaupt ni le nom de Rothe ; ils sont bâtards. J’ai entendu affirmer qu’ils sont engagés, eux aussi, dans une lutte désespérée… Qui peut dire s’ils ont un abri où reposer leurs têtes ?

» Margarethe est la femme d’un vieillard entouré d’aventuriers avides !

» Il n’y a que la comtesse Hélène qui soit heureuse. Dieu puisse-t-il la garder de tout revers ! Elle est la femme d’un noble Français qu’elle ai-