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l’indigence connue de ses pauvres clients ne lui laissait aucun doute à cet égard.

Les groupes de buveurs lui cachaient Johann, qui se trouvait à l’extrémité la plus reculée de la pièce. Dans le premier moment il ne se sentit point le courage d’affronter cette foule hostile, et d’instinct il fit quelques pas en arrière, pour regagner son équipage. Mais la réflexion le retint. Il fallait qu’il parlât à Johann. Bien que l’intrépidité ne fût point son fort, il se fit honte à lui-même, et revint se placer devant la porte du cabaret, en ayant soin de se tenir dans l’ombre.

Il resta là durant plusieurs minutes, cherchant à distinguer son factotum dans l’atmosphère fumeuse du comptoir, et se garantit de son mieux contre les rayons du gaz qui traversaient la rue étroite.

Un mouvement qui se fit parmi les buveurs, démasqua enfin la figure revêche du cabaretier Johann. Le chevalier enfonça son chapeau sur ses yeux, releva davantage le collet de son caoutchouc, et traversa la rue en trois enjambées.

Il entra. Malgré ces précautions, tout le monde le reconnut du premier coup d’œil. Un murmure sourd se fit dans la salle.

— Le bausse !… c’est le bausse ! prononçait-on à demi-voix.

Mais ce murmure n’avait absolument rien de menaçant, et Reinhold avait eu grand tort de craindre.

Parmi la jalousie du pauvre contre le riche, il y a un respect étrange que la passion elle-même, à ses heures de paroxysme, ne peut pas secouer sans peine. Si la haine légitime et l’esprit de vengeance se joignent à la jalousie, il y a explosion parfois, mais c’est rare.

Et encore faut-il des circonstances agglomérées. En thèse générale, le pauvre n’ose pas. Quand il se fâche une fois, c’est de la fièvre et de la rage ; il frappe alors à l’aveugle, et ses vrais ennemis savent éviter ses coups.

À peine le chevalier fut-il entré dans le cabaret de Johann, que sa frayeur passa comme par enchantement. Il vit sa force. Toutes les têtes se découvrirent humblement autour de lui ; un seul et même sourire, modeste, soumis, adulateur, vint à toutes les bouches. La Girafe éleva son énorme corpulence au-dessus du comptoir, dessina un triple salut et retomba, écrasée sous le poids de son respect.