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— Ma pauvre Batailleur, dit Petite, j’avoue que je ne vous comprends pas parfaitement…

— Bête que je suis ! s’écria la marchande, je crois toujours que vous savez parler !… Monter un gandain, c’est ce que vous appelez, vous autres gens du beau monde, tirer une carotte… crever l’œil, ça veut dire : Ni ni, c’est finit… rupin, c’est un faraud, un moderne, qui a du beau linge ;… avoir le béguin, tenez, chère madame : M. de Laurens a le béguin pour vous…

Petite recevait sans sourciller ce feu roulant de paroles grossières. Elle était là fort à son aise, avec sa nature délicate et ses habitudes aristocratiques, vis-à-vis de cette créature qui avait une robe de soie et qui était riche, mais dont la fortune n’avait pu laver la bassesse originelle.

Batailleur était née en fraude de la loi, dans quelque trou du marché des Innocents. Son éducation, commencée sous les piliers de la Halle, s’était parfaite dans une échoppe du Temple.

Quand madame Huffé avait dîné, à ces moments où les bonnes natures s’épanchent, elle disait volontiers qu’il était bien dur pour une femme comme elle, qui avait occupé dans la société des positions conséquentes, de servir une dame Batailleur.

Une personne qui parlait mal en français, et qui ne savait point se conduire avec les gens bien élevés !

Car madame Huffé était une femme bien élevée, malgré le mouchoir de coton à carreaux qui lui servait de coiffure, et malgré son visage effrayant.

Elle avait servi chez un sénateur de l’empire, et si le Cosaque qui l’avait séduite au temps de l’invasion ne l’eût point délaissée avec une sauvage perfidie, elle aurait été, à l’heure où nous parlons, mère de famille honnête dans quelque bon bourg de l’Ukraine.

Autant Batailleur était brusque et sans façon, autant sa vieille camériste se montrait cérémonieusement courtoise.

Aussi se méprisaient-elles réciproquement dans toute la sincérité de leur cœur.

Quant à Petite, elle avait eu le temps de s’habituer aux manières de la marchande du Temple, car il y avait bien des années déjà que cette dernière était son factotum.