Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/553

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

traînement commence… Esther, il y a dix ans que je joue, et je n’ai jamais éprouvé une seconde de lassitude ou de satiété ! Juge si l’amour vaut cela !… Et puis l’un n’empêche pas l’autre… Écoute ! le banquier prononce sa formule : on entend un bruit métallique qui frappe sur les nerfs ; quelque chose passe dans le sang, le pouls bat plus vite. Le tapis vert disparaît sous une couche d’or, il y a de l’or partout ! De larges pièces d’Espagne, des souverains anglais, des ducats, des louis, que sais-je ! de l’or venu de Londres, de Vienne et de Madrid, de l’or de Saint-Pétersbourg, de l’or de Constantinople !… Les cartes se mêlent… tous ces hommes attendent… la chance a parlé : j’ai joué : j’ai gagné… tout cet or qui couvrait la table est là en monceau devant moi…

Le sein de Petite battait ; sa voix vibrait basse et pénétrante.

Esther avait les yeux baissés ; quand elle les releva, un éclair brillait dans sa prunelle.

Petite réprima un geste de triomphe.

— Tu es joueuse, murmura-t-elle ; — tu viendras.

Esther ne répondit point encore.

— Tu viendras, répéta Sara ; je te dis que c’est le plaisir suprême !… le plaisir qui dure et ne lasse pas !

Elle fit rouler son fauteuil sur le tapis, et l’approcha doucement de celui de sa sœur.

— D’ailleurs, reprit-elle en faisant sa voix plus insinuante encore. — il y a autre chose que le jeu !… Autour de la table, les uns sont des aventuriers ; mais les autres sont gentilshommes… Ils viennent de tous pays comme l’or qu’ils apportent… J’ai vu des Anglais blonds et blancs comme des femmes, des Italiens au regard de feu, des Allemands sérieux et rêveurs, des athlètes russes, dont le poing fermé eût broyé le bois de la table.

Petite aiguisa son sourire, et sa voix se baissa encore jusqu’à descendre au murmure.

Elle continua ; sa bouche était tout près de l’oreille de sa sœur.

Le sein d’Esther eut à son tour un frémissement ; tout son sang vint à sa joue ; le sourire de Petite restait calme et serein…

— Fi !… dit Esther ! oh ! ma sœur ! ma sœur !…