Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/530

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lieu de sa phrase commencée, et son regard brillant devint rêveur.

S’il eût été possible de lire sur cette physionomie qui savait prendre tous les masques, on aurait cru deviner en elle un élan muet de sensibilité profonde.

Un nom était sur ses lèvres ; elle ne le prononça point…

Parfois, tout au fond des cœurs les plus viciés, un sentiment reste debout, comme ces belles colonnes isolées qui se dressent parmi les ruines d’un temple, et qui marquent la place où on adorait Dieu.

Dans l’âme la plus souillée, il est une place parfois gardée chèrement contre l’infamie…

Un souvenir, un amour resté pur, un dévouement de mère.

Petite n’acheva point sa phrase, et ses sourcils se froncèrent.

— Mais il ne l’a pas voulu ! reprit-elle d’un ton bref et dur ; vous ne pouvez pas savoir, ma sœur, ce qu’il y a entre M. de Laurens et moi.

Son air enjoué lui revint tout à coup.

— Et puis, s’écria-t-elle qui sait ?… Vous voulez devenir vicomtesse pour tout de bon ; pourquoi n’aurais-je pas l’envie d’être marquise ?…

— Mon mari est mort, murmura Esther.

— Nous sommes tous mortels, reprit Petite. — Mais savez-vous, chère sœur, que ce n’est pas là une conversation de lundi gras ?… Je voulais vous parler plaisir, et voilà que nous mettons des crêpes noirs à notre pensée !… Fi donc ! Laissons là M. de Laurens et ses grimaces de malade. Je vous ai menée au bal masqué : vous êtes-vous amusée ?

— Oh ! oui, reprit Esther tout bas.

— Eh bien, je sais quelque chose qui vous amuserait davantage encore. Voulez-vous que je vous mène à ma maison de jeu ?

Esther baissa les yeux et ne répondit point. De toutes les impressions, la honte est celle qui s’applique à faux le plus volontiers. Suivant les circonstances, on a pudeur du bien comme du mal. — En compagnie d’un voleur émérite, tel esprit faible et grossier rougira de n’avoir jamais rien dérobé. — Dans cet immonde pâté de masures qui entoure, à Londres, le quartier des gens de lui, la plus piquante insulte que vous pourriez faire à un pauvre homme serait de l’accuser de n’avoir jamais porté faux témoignage devant la justice.