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Il n’avait pas plus d’âge que de physionomie. On pouvait lui donner trente ans et lui donner cinquante ans. La vérité devait se trouver probablement entre ces deux limites.

Le comte Gunther avait en Zachœus la confiance la plus absolue. Zachœus était pour ses terres et pour ses châteaux ce que Mira était pour le salut de son corps, ce que le gros Van-Praët était pour ses rêves d’avenir.

Car le comte Gunther avait eu deux rêves dans sa vie, deux rêves caressés durant de longues années, nourris avec un amour entêté, choyés avec une passion infatigable.

Le premier de ces rêves était un espoir légitime, et qu’on trouve au fond du cœur de tout homme. La vieillesse seule de Gunther avait pu donner à ce désir une apparence chimérique. — Gunther voulait avoir un héritier de son nom.

Il était le dernier Bluthaupt, car les trois bâtards du comte Ulrich, qu’il n’avait jamais voulu voir, et qu’il haïssait de tout son cœur, n’avaient point le droit de porter l’écusson de leur père.

Mais autant ce premier rêve était concevable et possible à réaliser, autant le second était fou et misérable.

Pour expliquer cette passion insensée, il faut rappeler que Gunther de Bluthaupt n’avait jamais été mêlé aux choses de ce monde. Sa vie s’était passée, solitaire, en son vieux château, loin des bruits extérieurs, loin des idées du siècle. Autour de lui, les révolutions avaient grondé sans qu’il les entendît ; son oreille était sourde aux clameurs du dehors. Le monde était pour lui en dedans du cercle étroit qu’il s’était tracé. Au delà, il n’y avait rien.

Depuis trente ans, Gunther de Bluthaupt n’avait pas dépassé la limite de son parc ; il ne savait plus ce que c’était qu’une ville.

Son schloss restait ouvert sans doute à l’hospitalité allemande ; mais les voyageurs qui venaient lui demander abri n’étaient point admis à la table du maître.

Les hôtes oublient vite le chemin d’une demeure dont la porte ne s’est ouverte pour eux qu’à demi. L’herbe croissait sur la route de Bluthaupt.

Gunther, vivant seul, alors que l’âge n’avait point glacé en lui l’ardeur