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vous et que ce billet part de la main d’un envieux de votre bonheur… Mais, mon pauvre Julien, Esther est belle ; elle est riche, elle est aimée !… Vous avez des rivaux !… Je vous en connais plus de vingt pour ma part. Comment ! vous n’avez pas su deviner le motif de cette calomnie anonyme ?

Madame d’Audemer parlait avec feu ; elle plaidait une cause à moitié gagnée déjà dans le cœur de Julien, par le souvenir d’Esther.

— Mais, répliqua-t-il, — pourtant, il ne s’agit pas de moi seulement ; on parle surtout de ma sœur et du chevalier de Reinhold…

Madame d’Audemer haussa les épaules avec pitié.

— On voit bien que vous revenez des antipodes, mon pauvre Julien ! répliqua-t-elle ; si je vous ai parlé de la jalousie des jeunes gens à marier, bon Dieu ! qu’eussé-je pu dire pour les demoiselles !… Soyez juste ; pensez-vous que toutes les jeunes filles de la finance puissent voir sans envie votre sœur épouser l’un des chefs de la plus forte maison du faubourg Saint-Honoré !… Elles en sèchent de dépit, les chères petites, et si les femmes se battaient, Denise aurait eu déjà une demi-douzaine de duels !

— À vrai dire, murmura Julien, elle n’a pas l’air d’apprécier très-vivement son bonheur…

— Ne vous y fiez pas, mon ami, croyez-moi !… il faut être femme et vieille femme pour deviner à peu près ce qui se passe dans le cœur des jeunes filles… Vous allez voir Denise revenir tout à l’heure aussi joyeuse qu’elle était triste pendant le déjeuner… elle va sautera votre cou, comme si elle ne faisait que de vous apercevoir ; elle va vous accabler de caresses, et c’est tout au plus si vous la reconnaîtrez… Ces mélancolies, voyez-vous, cela vient on ne sait d’où, et cela s’en va on ne sait où… c’est nerveux, dit-on ; cela se traite avec une contredanse, un tour au bois, un peu de soleil ou bien encore avec une robe neuve.

— Denise est-elle donc devenue plus enfant qu’autrefois ? demanda l’enseigne avec un accent de reproche.

— Les jeunes filles !… mon ami, murmura madame d’Audemer ; — les jeunes filles ! ah ! si vous saviez ce que c’est !… mais notre enlrelien s’égare et je ne vous laisse pas quitte comme cela au sujet de la pauvre Esther… Voyons, Julien, dites-moi que vous l’aimez encore !