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lencieux, sous l’impression de ces souvenirs pénibles, évoqués à l’improviste.

— Ma mère, dit enfin l’enseigne, vous avez fait ce que vous avez pu… Vous étiez femme, et vous restiez seule, pauvre, avec deux enfants… Je ne vous reproche point de ne m’avoir pas dit ces choses plus tôt ; car j’étais bien jeune lorsque je partis pour le vaisseau-école… Mais je suis un homme maintenant, et je vois ici un devoir à remplir… Il faut que j’aille en Allemagne, ma mère, et il faut que je sache si ce M. de Regnault est bien mort.

La vicomtesse lui tendit la main, tandis qu’une larme venait à ses yeux.

— Vous irez en Allemagne, mon fils, dit-elle. Dieu m’est témoin que j’aime votre père comme au temps où il était là près de moi et où j’étais si heureuse… Vous irez… nous irons ensemble… nous profiterons de notre séjour au château de Geldberg pour faire toutes les recherches qui seront en notre pouvoir.

Cette pensée de fête, qui venait se mêler à de douloureux souvenirs, froissa le cœur du jeune homme. Sa mère ne s’en aperçut point.

C’était une bonne âme, mais le sens des intimes délicatesses lui manquait.

— Vous souvenez-vous de vos trois oncles, Julien ? reprit-elle tout à coup, après un nouveau silence.

— C’est du plus loin que je me rappelle, répliqua l’enseigne ; mon père vivait encore… je vis entrer dans sa chambre trois jeunes gens qui portaient des manteaux écarlates, et que le vicomte embrassa tendrement.

— C’est bien cela ! murmura madame d’Audemer avec un sourire où il y avait de l’amertume ; — toujours amoureux du bizarre et ne faisant jamais rien comme les autres !…

— Vous les aimiez bien pourtant autrefois ! ce me semble, dit Julien.

— Mon Dieu, je les aime encore… ce sont mes frères, et, sans l’aide qu’ils m’ont donnée, je n’aurais point pu traverser les années de malheur qui ont suivi votre enfance… Mais ce sont des esprits étranges, mon pauvre Julien, des têtes renversées !… Je ne puis oublier que ce fatal voyage d’Allemagne, qui causa la mort de votre père, fut entrepris d’après leur