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tours. Pour mieux dire, on connaissait sa tournure et son costume, car bien peu de gens pouvaient se vanter de l’avoir vu face à face.

Été comme hiver, il portait des pantalons, à pieds dans de grands souliers lacés, d’où sortaient des flocons de laine, une houppelande de castorine râpée à grand collet de fourrure, et une casquette de peau, dont la visière énorme descendait sur ses yeux.

Le tout était recouvert d’un manteau court, taillé comme ceux des cochers de fiacre.

Ceux qui prétendaient l’avoir vu, avaient dû s’approcher de bien près pour le regarder sous le nez. Ils parlaient d’une face jaune et ridée comme une pomme de conserve au mois d’avril, d’un nez crochu, d’une bouche mince et sans dents, de deux yeux petits et vifs, qui clignotaient derrière de larges lunettes bleues.

Ils ajoutaient que le bonhomme devait bien avoir cent ans, et qu’ils n’avaient rien vu jamais de si cassé, de si plissé, de si caduc, ni de si décrépit…

Il n’était pas un marmot, depuis la rue de Vendôme jusqu’au monument expiatoire de Louis XVI, qui ne connût parfaitement les jambes maigres et le dos voûté du bonhomme Araby. Les mères se faisaient un épouvantail de son nom comme de celui de Croque-Mitaine. On riait de lui tout haut dans les cabarets qui entourent le marché, mais il inspirait en réalité une vague frayeur aux esprits crédules.

Il y avait bien des marchands qui n’eussent point voulu passer, après minuit sonné, devant la Rotonde endormie. On disait, en effet, qu’à ces heures nocturnes où nul pied ne foule le carreau désert, le bonhomme Araby ou son ombre errait lentement devant les Deux Lions, et se penchait vers la terre pour ramasser les sous perdus entre les pavés.

Et vingt autres mystérieuses histoires ! Quelques-uns allaient jusqu’à dire qu’il était cet Hébreu maudit de Dieu, connu dans tout l’univers, depuis des siècles, sous le nom de Juif-Errant.

Quoi qu’il en fût de ces superstitions, moitié goguenardes, moitié sérieuses, et moins rares qu’on ne pense dans la capitale du monde civilisé, en notre âge lumineux, personne ne se faisait faute d’avoir recours au bonhomme Araby dans les occasions pressantes. Dieu sait