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de trente ans ; mais on avait répugnance aussi : on disait que les Regnault avaient du malheur et qu’ils portaient malheur.

Chacun craint la contagion mortelle de la misère.

L’opinion générale, parmi la population du marché, était que ce Jacques Regnault avait péri on ne savait où. Des gens charitables ajoutaient cependant qu’il avait été pendu en Angleterre.

Mais la vieille aïeule laissait échapper parfois des paroles qui donnaient à penser que son fils vivait encore : c’étaient des mots sans suite et mystérieux qui jaillissaient de son cœur, au plus fort de l’angoisse.

Quand on l’interrogeait, elle ne répondait point…

Il faisait grand jour déjà. C’était à peu près au moment où Franz et Julien d’Audemer sortaient du café Anglais, pour se rendre au bois de Boulogne.

Hans Dorn était éveillé depuis bien longtemps ; il n’avait guère dormi cette nuit, et ses souvenirs, ravivés tout à coup par les événements de la soirée, l’avaient retenu assis sur son séant pendant plusieurs heures.

Ce qu’il avait vu lui semblait presque un rêve. Il y avait si longtemps qu’il n’espérait plus, et que toute l’activité de son existence se reportait uniquement sur l’avenir de sa gentille Gertraud !

Ce matin, son esprit revenait avec un irrésistible entraînement vers les pensées du passé. Il revoyait Bluthaupt, le château magnifique, tout plein encore de grandeurs souveraines, et, dans cet immense palais, il voyait deux belles jeunes femmes, l’une qui se penchait déjà triste vers la mort, l’autre qui souriait, heureuse et forte…

Margarethe et Gertraud ! la noble dame et la fidèle servante, la fille des seigneurs, courbée sous son précoce martyre, et la fille des pauvres tenanciers, brillante de jeunesse et de gaieté…

Hélas ! elles étaient mortes toutes deux : la comtesse sur sa couche sculptée, entre les broderies opulentes de ses rideaux de soie ; la servante dans un pauvre lit du quartier du Temple…

Toutes deux jeunes, toutes deux plus belles, à l’heure où Dieu jaloux les rappelait.

Gertraud avait laissé une fille qui portait son nom, qui avait son doux cœur et son charmant visage ; elle s’était endormie du dernier sommeil