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La rue Percée et la place de la Rotonde participaient de la solitude du marché. Les Lions et l’Éléphant, les deux tavernes rivales qui se partagent la vogue, contrastaient par leur bruyante animation avec le silence voisin. Leurs tuyaux à gaz, suspendus devant le comptoir, lançaient des gerbes flottantes de lumière et appelaient au loin les gosiers échauffés.

Les autres cabarets plus modestes, qui, d’ordinaire, ne peuvent soutenir la concurrence, avaient, ce soir-là, leur bonne part de chalands.

Le vin à huit sous coulait le long de la rue du Petit-Thouars, et les marchandes, jeunes et vieilles, arrosaient amplement leurs langues, fatiguées par les clameurs de la journée.

La rue du Temple était telle que nous l’avons vue à la tombée de la nuit. Le même mouvement y régnait toujours, et le fracas, loin de s’éteindre, semblait aller en augmentant.

L’heure de s’habiller pour le bal n’était pas encore rigoureusement sonnée ; mais, dans ces quartiers sans façon, nul n’a honte de son impatience. Les plus fous, au contraire, sont les plus glorieux. Les déguisés abondaient déjà sur le trottoir, et de longues disputes s’entamaient çà et là dans l’idiome imagé du carnaval.

Le long des magasins de nouveautés, il y avait toujours presse de curieux qui regardaient le velours de coton, les écharpes à franges et les gravures enluminées représentant Balochard et Chicard, ces dieux crottés des saturnales parisiennes.

Si le carnaval durait toute l’année, il se trouverait des badauds candides pour contempler cela pendant trois cent soixante-cinq jours.

Parmi les cabarets qui avoisinent le Temple, un des mieux achalandés, après l’Éléphant et les Deux Lions, a pour enseigne : la Girafe. Il est situé à l’angle de la petite rue de la Corderie et de la place du même nom.

Notre voyageur, M. le baron de Rodach, que nous avons laissé au milieu du marché, poursuivant vainement le jeune Franz, perdu dans la foule, ne s’était point retiré depuis lors. Il avait dîné dans un restaurant voisin, et maintenant il semblait se livrer à de nouvelles recherches.

Tous ceux qui voyaient sa silhouette sombre glisser le long des baraques abandonnées, le prenaient pour un agent de police, espèce qu’attire abondamment la renommée punique du quartier.