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Auprès de lui, quelque gros marchand de Fleet-Street, monomane de locomotion, qui vendait du fromage à Londres et se faisait appeler mylord à l’étranger, tenait le commis depuis un quart d’heure. Il discutait énergiquement le prix des guides, demandait, à grand renfort de grognements gutturaux, les arrêtés du prince de Tour et Taxis, et cherchait à gagner sur le change de ses bank-notes.

Pendant cela notre voyageur attendait, perdu dans sa rêverie. Ses voisins profitaient de sa distraction pour se glisser au-devant de lui et prendre son tour ; il ne s’en apercevait point. Une de ses mains, qui était passée sous le revers de son habit, ramena un médaillon suspendu à son cou par une chaîne d’or.

Il serra ce médaillon contre lui et le contempla à la dérobée, comme s’il eût craint les regards indiscrets ou moqueurs.

C’était le portrait d’une jeune femme, dont les yeux bleus, tendres et bons, semblèrent lui sourire. — Autour du portrait s’enroulait comme un cadre une boucle de blonds cheveux d’enfant.

La paupière du voyageur devint humide. — Puis il sembla se réveiller tout à coup, et cacha précipitamment le médaillon dans son sein.

— Je voudrais me rendre au château de Bluthaupt, dit-il au commis qui était libre.

Le commis consulta une pancarte.

— Entre Obernburg et Esselbach, répondit-il, — il n’y a pas de voiture publique, et la route de poste ne va que jusqu’à Obernburg.

— Combien de lieues ? demanda l’étranger.

— Huit milles d’Allemagne, dont deux à travers champs… voulez-vous un guide ?

L’étranger s’informa du prix. C’était quelques florins de plus. Il réfléchit un instant, puis il dit :

— J’irai seul.

— Ce n’est pas le Pérou que ce monsieur ! pensa le commis en lui expédiant sa lettre de relai.

L’étranger paya et se dirigea vers la porte. — Le jeune homme au manteau écarlate prenait en ce moment le même chemin. Ils traversèrent ainsi la cour à quelques pas l’un de l’autre sans se voir : chacun d’eux