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Il était neuf heures du matin. Tout le monde avait des lettres à prendre, des places à retenir, ou des relais à commander.

Les cours intérieures de l’immense hôtel où le prince de Tour et Taxis a installé les bureaux de la poste étaient encombrées de voitures de toutes tailles et de toutes formes. On voyait là la droschke du Nord auprès de l’excentrique tandem, l’impondérable tilbury côte à côte avec la lourde et commode bâtarde, importation anglaise, qui s’est perfectionnée dans les États de la Confédération germanique.

On était au mois d’octobre de l’année 1824. — Dans la salle des voyageurs, confortable appartement où l’on aurait pu se croire chez soi, sans le grillage de fer qui protégeait les commis, la foule se renouvelait à chaque instant. Parmi la cohue affairée qui se pressait là, parlant toutes les langues et portant tous les costumes connus, nous désignerons au lecteur deux personnages, séparés en ce moment par toute la largeur de la salle.

Le premier de ces deux voyageurs retenait une place dans la voiture publique de Heidelberg. Ses vêtements étaient étranges, même en ce lieu privilégié, où tant de toilettes disparates se frottaient et fraternisaient, — Il avait un manteau écarlate, drapé à la manière des étudiants allemands, et son feutre à grands bords, qui ressemblait aux coiffures des cavaliers du temps de Cromwell, cachait entièrement son front et ses yeux.

Ce qu’on apercevait de son visage indiquait une grande jeunesse et une beauté presque féminine. Des boucles de cheveux noirs, abondants et fins, s’échappaient de son feutre, et retombaient jusque sur ses épaules.

L’autre voyageur attendait son tour au bureau des chevaux à franc étrier. Il était adossé à l’un des montants du grillage. Une pensée triste chargeait son front large et à demi dépouillé. Il semblait réfléchir profondément, et sa méditation était de plus en plus douloureuse.

C’était un homme de quarante ans à peu près. Sa physionomie, douce et loyale, avait perdu tout joyeux reflet de jeunesse. Des mèches de cheveux grisonnants et rares déjà se jouaient autour de ses tempes. Ce visage avait dû traduire autrefois l’insouciance de l’homme heureux et la fierté du gentilhomme ; mais il n’avait d’autre expression maintenant que celle du découragement morne.