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Les Landsmanschaften se mourraient d’ennui et de douleur le jour où on leur donnerait la mortification de ne les plus craindre.

Toutes les tables étaient entourées d’un cordon serré de camarades[1] mollement étendus sur leurs bancs de bois et appuyant leurs coudes à la planche nue, avec des airs de Turcs couchés sur des coussins. — Chacun avait à la bouche une énorme pipe à long tuyau, bien bourrée et bien allumée. De tous ces calumets ardents s’échappait une fumée intense, lourde, opaque, qui empêchait littéralement de voir.

La salle n’avait pour tout éclairage que quelques lampes, astres roussâtres et voilés, qui brillaient à peine au milieu de cette brume pesante.

Ceux qui arrivaient du dehors en poussant le secret parvenaient à trouver leur route au milieu de ces ténèbres, plutôt par habitude que par le secours de leurs yeux. Tout était confus et gris : — vous eussiez dit quelqu’un de ces solides brouillards des bords de la Tamise, qui font allumer le gaz en plein midi dans la cité de Londres.

À la longue, l’œil s’habituait néanmoins à ce milieu étrange. — On distinguait vaguement çà et là des corps qui se mouvaient et qui donnaient un prétexte aux sourds murmures dont la salle s’emplissait incessamment.

Parfois aussi la porte, ouverte brusquement, introduisait un souffle d’air libre. Le vent déplaçait alors les masses de fumée et montrait tout à coup, pour un instant, les groupes de camarades qui s’enivraient consciencieusement de vin, de bière et de tabac.

Il y avait là un nombre considérable de ces figures germaniques, gravement endormies, et dont l’ivresse semble un ennuyeux sommeil. — Il y avait encore de ces bouches muettes, entr’ouvertes par un paresseux sourire, de ces fronts pensifs courbés sous les rêves impossibles de la fantaisie allemande.

Il y avait aussi quelques têtes énergiques et déterminées qui eussent bien fait dans un drame de Schiller. À ces physionomies fortes, le costume pittoresque des universités prêtait un caractère de vaillance sauvage. Elles étaient, en quelque sorte, la pensée de ce bizarre tableau, dont la foule vulgaire formait le remplissage.

  1. Désignation sacramentelle des membres de la Landsmanschaft.