Page:Féval - La Vampire.djvu/148

Cette page a été validée par deux contributeurs.
145
LA VAMPIRE

Je ne mange pas, je ne dors pas, je ne cause pas, et cependant les vingt-quatre heures de la journée sont loin de me suffire. Le premier consul a ce remarquable coup d’œil des souverains qui choisissent et démêlent les hommes utiles au milieu de la foule. Je ne me vante pas, ce serait superflu, puisque tout le monde connaît les services que j’ai rendus à ma patrie… Le premier consul, à l’heure où je parle, doit avoir les yeux sur moi. Mon cher monsieur Sévérin, je serais porté par vocation à m’occuper sérieusement de votre affaire et je ne vous cache pas que si je m’en occupais, elle serait coulée à fond en une journée… Mais le salut de l’État dépend de moi, et il serait coupable d’abandonner des intérêts si graves pour un objet de simple curiosité…

Ce que je voudrais voir, s’interrompit-il, c’est si les lèvres de ces sortes de personnages ont vraiment un aspect spécial. On dit qu’elles sont à vif et perpétuellement humides de sang… J’ai pris des notes dans le temps… Et il m’est arrivé de causer avec Fog-Bog, le pitre anglais, qui se nourrissait de viande crue. Il mangeait du chien non sans plaisir ; mais ce n’était pas un vampire, car il mourut d’un coup de portevoix que lui donna son maître, sans malice, et jamais il n’est revenu sucer le sang des jeunes personnes… À quoi pensez-vous, mon cher monsieur Sévérin ?

— À la comtesse Marcian Gregoryi, répondit Jean-Pierre.

— N’avez-vous pas dit que vous l’aviez vue ?

— Je l’ai vue.

— Parlez-moi de ses lèvres. Je vais prendre des notes. Les lèvres de ces personnes ont un aspect spécial.

— Ses lèvres sont pures et belles, prononça lentement le gardien juré : elles sembleraient un peu pâle sur un autre visage, mais elles vont bien à l’adorable blancheur de son teint…

— Très bien, continuez. La pâleur est un signe.

— Il y a des femmes de marbre ; c’est une femme d’albâtre…

— Alors, ce brave Wurtembergeois, M. Franz Koënig, a pu la prendre pour un de ses produits.

M. le secrétaire général fut sincèrement content de cette plaisanterie et se laissa aller à un rire débonnaire, après avoir fait craquer toutes les articulations de ses dix doigts.

Jean-Pierre ne riait pas.

— Et ses yeux ? demanda M. Berthellemot. Les yeux présentent aussi un caractère particulier, chez ces personnes.

— Elle a des yeux d’un bleu sombre, répliqua le gardien juré, sous l’arc net et hardi de ses sourcils, noirs comme le jais ; ses cheveux sont noirs aussi, noirs étrangement, avec ces